Si le malheur syrien avait un visage, ce serait certainement le sien. Émacié et androgyne, tout droit sorti d’un tableau de Munch, celui de Mazen el-Hamada, ce révolutionnaire, autrefois euphorique, broyé par la machine du régime, raconte la tragédie syrienne de ces dix dernières années : un voyage au bout de la violence, de la haine et de la déshumanisation qui finit, et c’est peut-être son plus grand drame, par ne plus susciter d’autres sentiments que le cynisme ou l’indifférence. L’activiste syrien, dont le Washington Post a récemment raconté l’histoire dans un article à glacer le sang, est porté disparu depuis un an. Après avoir échappé aux griffes du régime, après avoir détaillé les ressorts de sa barbarie devant qui voulait bien l’entendre, après s’être promis de ne pas se reposer avant de briser l’impunité, le jeune activiste a fait le choix de retourner dans la gueule du loup, comme s’il était à jamais prisonnier de cette pieuvre qui a tout fait pour l’engloutir.
Au-delà des centaines de milliers de morts et des centaines de milliers de disparus, combien de Syriens comme lui ont vu leur vie et leurs rêves dévorés par le régime au cours de ces dix dernières années ? Combien de décennies faudra-t-il pour que les Syriens se remettent de ce drame sans fin qui a placé leur pays pendant un temps au cœur (géopolitique) de la planète, mais qui a fini par les convaincre que toute leur souffrance ne valait rien aux yeux du reste du monde ?
L’été 2013
On l’a déjà écrit mais il est nécessaire de le redire : dès le départ, dès que les enfants de Deraa ont tagué sur les murs de leurs écoles « ton tour est arrivé docteur », il était évident que la suite de l’histoire allait être brutale et radicale. Comment ne pouvait-elle pas l’être après des décennies de répression au « royaume du silence et de la peur » ? Le régime avait déjà montré par le passé qu’il était prêt à tout pour survivre, sauf à faire la moindre concession, et la révolution, si elle voulait aboutir, n’avait pas d’autres choix que de prendre les armes. C’est à partir de ce constat qu’il est possible de refaire le film. Est-ce que beaucoup d’observateurs ont sous-estimé la solidité du régime, en ne prenant pas en compte certaines dynamiques sous-jacentes ? C’est possible. Est-ce que l’opposition est en partie responsable de son propre échec, incapable qu’elle a été de se structurer, d’aller au-delà des divisions entre les islamistes et les laïcs, de prouver qu’elle pouvait occuper le terrain et proposer une alternative ? Certainement. Est-ce que l’intervention des pétromonarchies du Golfe au profit des mouvements islamistes et salafistes a fait beaucoup de mal à l’opposition syrienne, détournant le récit révolutionnaire en une guerre régionale par procuration sur fond de tensions sunnito-chiites ? Sans aucun doute. Tous ces éléments ne sont pas négligeables et doivent être pris en compte au moment de faire le bilan général de la tragédie syrienne. Mais ils sont secondaires par rapport aux véritables déterminants de ce conflit. Tout était, tout continue d’être, depuis 2011 jusqu’à aujourd’hui, une question de rapport de forces entre un pouvoir décidé à écraser par tous les moyens possibles toute forme d’opposition et une partie de la population qui ne supporte plus de vivre sous son joug. Les rebelles ont fait plus que résister face à l’armée syrienne et aux bombardements incessants de ses avions. Mais que pouvaient-ils faire face aux dizaines de milliers de miliciens chiites combattant sous le parapluie iranien et, plus tard, à l’entrée de l’armée russe venue notamment tester l’efficacité de ses nouvelles armes ? Sans intervenir massivement dans le but de faire tomber le régime, les Occidentaux avaient les moyens de rééquilibrer le rapport de forces ou de permettre aux civils de vivre à l’abri des bombes en créant des zones d’exclusion aérienne. Cela n’avait rien d’irréaliste et ne risquait pas de provoquer une nouvelle guerre mondiale, la Turquie l’a prouvé quelques années plus tard. Mais ils ont choisi de ne rien faire, tout en continuant de demander le départ du régime qui, revigoré par le soutien de ses alliés et l’isolement diplomatique de ses opposants, avait beau jeu d’opposer la réalité du terrain à ces formules déclaratoires. La guerre syrienne a connu de nombreux tournants – la percée de l’État islamique puis sa déroute, la percée des forces kurdes puis leur déroute, l’entrée des forces russes, l’entrée des forces turques, la chute d’Alep, le vrai-faux retrait des troupes américaines… – mais le balancier a vraiment choisi son camp à l’été 2013 après le refus américain d’intervenir en réponse aux attaques chimiques qui ont fait près de 2 000 morts dans la Ghouta orientale, malgré la ligne rouge que Barack Obama avait lui-même fixée. L’intervention américaine n’aurait pas entraîné la chute du régime – cela n’était de toute façon pas son objectif – mais elle aurait eu un véritable impact psychologique tant sur Damas et ses alliés, qui ne comprennent que le langage de la force, que sur le moral des rebelles, qui n’auraient peut-être pas eu le sentiment d’être abandonnés par le reste du monde. L’intervention occidentale, très similaire à celle qui était prévue en 2013, a finalement eu lieu en 2018, sans provoquer la crise internationale majeure que prophétisaient les partisans de la non-intervention cinq ans plus tôt.
Une guerre civile mondialisée
Tout n’est pas ici question de realpolitik. Loin de là. Le rapport de forces a été déterminé au moins autant par des considérations stratégiques que par des impensés quasi mythologiques. À l’intérieur de la Syrie, Bachar el-Assad a joué dès les premières semaines les minorités contre la “menace sunnite”, la bourgeoisie bien installée contre les pauvres. Il s’est appuyé sur les angoisses existentielles des uns, sur les intérêts des autres pour consolider sa base intérieure. Mais son véritable coup de force, la seule victoire qui peut lui être vraiment attribuée durant ces dix ans de conflit, c’est d’avoir réussi à vendre ce récit à l’étranger. Celui qui consistait à leur faire croire que malgré sa brutalité, cela restait un pouvoir laïc – alors que jamais régime n’a été aussi confessionnel – et moderne – alors qu’il n’en a que les attributs les plus vulgaires – préférable à l’inconnu. À leur faire croire qu’il valait mieux Assad que le chaos, une équation à laquelle la majorité des puissances a fini – par conviction, manque de courage ou tout simplement cynisme – par adhérer. Le positionnement des puissances autant que des individus par rapport au conflit syrien est avant tout lié à leurs convictions profondes et à la réponse qu’ils adressent à la question suivante : les Syriens, majoritairement sunnites, pouvaient-ils être ou même devenir des démocrates ? La majorité a estimé que non. C’était pire qu’une erreur, une faute morale, politique, stratégique aux lourdes conséquences. Il est évident que la Syrie ne serait pas devenue un pays scandinave en cas de victoire des forces rebelles, qu’il existait un réel risque que des islamistes prennent le pouvoir et que les tensions communautaires et tout ce qu’elles impliquent n’auraient pas disparu du jour au lendemain. Cela aurait été loin d’être une situation idéale. Mais pouvait-elle être pire que celle qui prévaut aujourd’hui ? Pire que l’exil et/ou le déplacement de la moitié de la population, que l’intervention les unes après les autres des puissances régionales et internationales, que le développement des groupes jihadistes les plus puissants de l’histoire ? Pire qu’une guerre civile mondialisée, le dépeçage d’une nation et le sacrifice de toute une génération ? Dix ans après, il n’est plus permis d’en douter : Assad est le chaos.
Le roi est nu
Le régime a gagné la guerre en sacrifiant sa population, sa souveraineté et son avenir. Le roi est nu et règne sur des ruines, alors que ni lui ni ses alliés n’ont les moyens d’entamer une reconstruction évaluée à plusieurs centaines de milliards de dollars. La crise économique ébranle pour la première fois depuis le début du conflit la base du régime et même la communauté alaouite commence à gronder. Le pays est divisé en plusieurs zones, avec les États-Unis à l’Est, la Turquie dans le Nord et dans l’Ouest, les Russes qui dominent tout le littoral, tandis que les Iraniens tentent de s’implanter au Sud mais sont régulièrement ciblés par des frappes israéliennes.
L’Iran, qui faisait partie des grands vainqueurs, est contraint de reculer face à la pression d’Israël mais aussi de la Russie, laquelle a bien compris que Téhéran menaçait son projet de stabiliser la Syrie et de tirer les dividendes de sa victoire militaire. La Turquie s’est pour sa part imposée comme la deuxième grande force sur le sol syrien et il sera bien difficile désormais de l’en déloger. Le drame syrien est malheureusement loin d’être terminé, puisque s’il suit cette voie le pays est condamné à demeurer un glacis pendant encore de longues années. Quant à Bachar el-Assad, l’histoire retiendra qu’il a réussi dans le même temps à parachever et à détruire l’œuvre de son père.
* À l’occasion de l’anniversaire des dix ans de la révolution syrienne, L’Orient-Le Jour a réalisé une série d’articles qui seront publiés dans les jours à venir et jusqu’au 15 mars.
VOILA UN PAYS QUI DEVRAIT ETRE SOUS MANDAT MEME SI RUSSE.
08 h 35, le 10 mars 2021