Le président de la Cour criminelle de Beyrouth, Tarek Bitar, a été nommé hier par la ministre sortante de la Justice, Marie-Claude Najm, avec l'approbation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), juge d’instruction dans l’affaire de l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth. Il remplace ainsi le magistrat Fady Sawan, dessaisi jeudi du dossier à partir du moment où la chambre pénale près la Cour de cassation de Beyrouth a accepté le recours pour suspicion légitime présenté contre lui par deux anciens ministres inculpés dans cette affaire, les députés Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil. M. Sawan avait été notifié hier matin de la décision de dessaisissement.
Le CSM, qui s’est déclaré aussitôt en session ouverte pour plancher sur le remplacement du magistrat, alors que les proches des victimes ont de nouveau crié leur colère hier, a reçu en premier lieu de la ministre sortante de la Justice, Marie-Claude Najm, la proposition de candidature du juge Samer Younès, qu’il a rejetée. Mme Najm avait avancé une première fois le nom de ce magistrat en août dernier, et le CSM s’y était déjà opposé. Celui-ci s’est réuni sous la présidence de Souheil Abboud, en l’absence du procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate, à la suite du désistement de ce dernier en raison de son lien de parenté avec Ghazi Zeaïter.
Le CSM a apporté son aval au nom de Tarek Bitar qu’il avait pourtant rejeté en août lorsqu’il avait été proposé par Mme Najm. « Ce magistrat est digne de confiance », a affirmé à L’OLJ une source proche du CSM, soulignant que ce dernier s’est basé sur la productivité dont M. Bitar fait preuve à la Cour criminelle qu’il préside, et que l’organe juridictionnel a donné son accord après l’avoir entendu et s’être assuré de sa volonté et de sa capacité à mener à bien la mission qui lui a été dévolue.
La nomination de M. Bitar pour poursuivre les investigations est supposée calmer les parents des victimes et apaiser les doutes exprimés par plusieurs parties quant à une volonté réelle des autorités de mener à son terme une enquête qui ne fait que traîner en longueur, tandis qu’aucune indication n’a encore été donnée, par les canaux officiels, sur les circonstances qui ont donné lieu au cataclysme du 4 août.Pour l’ancien ministre de l’Intérieur Ziad Baroud, la rue est tellement furieuse que la nomination d’un nouveau juge d’instruction près la Cour de justice devait se faire au plus tôt. « Les gens sont si dévastés que chaque jour de report aurait rendu la colère populaire plus difficile à contenir », commente-t-il. « Je ne vois pas comment les autorités compétentes auraient pu vouloir proroger la vacance du poste. Après ce blocage et ce temps perdu, il est impératif que l’examen du dossier reprenne incessamment », martèle M. Baroud.
« Mission suicidaire »
Selon lui, c’est une « mission suicidaire » que le nouveau juge d’instruction a acceptée. À cet égard, Joseph Samaha, ancien président de la Cour de cassation pénale, indique à L’OLJ que le choix du magistrat à qui l’enquête est confiée se fonde sur « des critères de formation et d’expérience pénales, ainsi que d’habileté, de savoir, de courage et d’audace ».
En tout état de cause, la mission du nouveau magistrat risque de buter sur de nombreux d’obstacles. Selon M. Baroud, « tout juge qui aurait pris la relève devait faire face aux arguments d’incompétence et d’immunité, ou du moins aux privilèges de juridiction octroyés par la loi aux ministres ». Autrement dit, il serait difficile de poursuivre les responsables politiques, surtout après l’épisode du recours présenté contre le juge Sawan, « dont un des effets a été par ailleurs de ralentir la procédure judiciaire », selon l’ancien ministre. Ainsi, même si l’enquête ne reprend pas à zéro, le remplaçant de M. Sawan doit relire tout le dossier pour se faire une idée précise de ce qui a déjà été réalisé. « Notre régime juridique repose sur la liberté de la preuve et l’intime conviction du juge pénal », souligne dans ce cadre Joseph Samaha. « Le nouveau juge d’instruction près la Cour de justice pourrait être amené à interroger des témoins et des personnes mises en accusation, et à ordonner de nouvelles expertises. Ceci risque de traîner en longueur », relève-t-il via L’OLJ.
Quant aux 25 personnes détenues pour les besoins de l’enquête, elles ne verront pas de sitôt le bout du tunnel. Il faudra que le nouveau juge d’instruction examine leur dossier au cas par cas. La veille de la notification de sa récusation, Fady Sawan avait déféré devant le parquet de cassation les demandes de mises en liberté présentées par Hassan Koraytem (directeur général du port) et un autre détenu, Mohammad Aouf. Le parquet avait émis un avis favorable à leur relâchement et renvoyé le dossier à M. Sawan qui avait refusé de les libérer, sachant que l’avis du procureur est consultatif. MM. Koraytem et Aouf devront ainsi présenter un nouveau recours de remise en liberté auprès de M. Bitar.
Autre orientation
Malgré toutes les embûches, y a-t-il un espoir de voir l’enquête aboutir ? Il faudrait pour cela qu’elle se poursuivre dans une autre orientation, estime Joseph Samaha. « Plutôt que de se focaliser sur la négligence dans l’exercice des fonctions, infraction passible d’une peine maximale de 3 ans d’emprisonnement, il faudrait diriger les investigations de sorte à savoir à qui appartient réellement le stock de nitrate d’ammonium à l’origine de la catastrophe, quelles sont les causes de la double explosion et quelle est la raison du timing choisi si la cause n’est pas accidentelle », prône-t-il.
À défaut de l’aboutissement d’une telle enquête, le recours à la justice internationale, réclamé depuis jeudi par plusieurs parties, est-il possible ? Hatem Madi, ancien procureur général près la Cour de cassation, affirme que seul l’État peut saisir le Conseil de sécurité de l’ONU, lequel accepterait ou non la requête. Ce Conseil pourrait par ailleurs se saisir lui-même en se basant sur le chapitre VII de la Charte des Nations unies qui lui permet de prendre des mesures en cas de menaces contre la paix. Deux démarches que M. Madi doute de voir déclenchées.
Pas de possibilité non plus du côté de la Cour de justice internationale (CJI) qui statue sur les seuls conflits entre États, indique pour sa part Joseph Samaha. Quant à la Cour pénale internationale (CPI), qui se penche sur le terrorisme et les crimes contre l’humanité, le Liban ne peut y prétendre puisqu’il ne fait pas partie des pays signataires du traité de sa création.
commentaires (6)
Au contraire, la vérité est connue depuis le 4 août ! Mais, malheureusement pour les victimes en effet, nos ordures font tout pour ne pas être jugées, à coup de corruption et d'assassinats.
Robert Malek
12 h 09, le 20 février 2021