
Brandissant les portraits de leurs proches tués dans l’explosion, les familles des victimes ont manifesté devant le Palais de justice. Mohammad Azakir/Reuters
Plus de six mois après la double explosion dévastatrice au port de Beyrouth, de nombreux Libanais qui attendent avec impatience le moindre élément de réponse aux questions qu’ils se posent pour essayer de comprendre pourquoi, comment et à cause de qui leurs vies, leurs habitations, leurs quartiers ont été anéantis en l’espace de quelques secondes, ont reçu hier comme une gifle l’annonce par la chambre pénale de la Cour de cassation de sa décision de dessaisir le juge d’instruction près la cour de justice Fadi Sawan du dossier de l’enquête, au motif d’une présomption de partialité.
Pratiquement, cela signifie que nous sommes revenus à la case départ au niveau d’une enquête dont le parcours, dès ses débuts, n’a fait qu’alimenter les craintes d’atermoiements pour éviter que les responsabilités politiques et administratives ne soient déterminées.
Six mois après le cataclysme du 4 août, les Libanais doivent ainsi attendre de nouveau que le Conseil supérieur de la magistrature approuve la candidature d’un nouveau juge d’instruction, qui leur sera proposé par la ministre sortante de la Justice Marie-Claude Najm, et que celui-ci reprenne l’enquête, pour espérer en savoir quelque chose, ne serait-ce qu’un minimum, sur la double explosion qui avait fait plus de 200 morts et des milliers de blessés et de sans-abri, le 4 août dernier.
Entre-temps, vingt-cinq personnes détenues dans le cadre de l’enquête continuent de croupir en prison, dont inexplicablement des officiers de la Sûreté générale qui avaient alerté les autorités sur le danger que représentait le stock de nitrate d’ammonium au hangar n° 12 du port. Vont-elles être libérées en attendant qu’un remplaçant au juge Sawan soit nommé ? Mystère et boule de gomme.
Deux motifs
Présidée par le juge Jamal Hajjar, la chambre pénale de la Cour de cassation a pris hier sa décision à la majorité de ses membres, après avoir statué sur le fond dans l’affaire du recours pour suspicion légitime présenté contre le juge Fadi Sawan par les députés et anciens ministres Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil (Amal) que le magistrat avait inculpés, en même temps que le Premier ministre sortant Hassane Diab, dans le cadre de son enquête.
Ce sont deux motifs principaux du recours que la cour a retenus afin de justifier son verdict qui s’étale sur 25 pages. Le premier se rapporte à un conflit d’intérêts qui s’explique par le fait que le magistrat planche sur une affaire dans laquelle il est lui-même considéré comme une victime, précise en substance le jugement, dans la mesure où son appartement, situé à Achrafieh, avait été sérieusement endommagé lors de l’explosion et qu’il avait été contraint de le réparer. La cour en a déduit que la suspicion des deux députés est « légitimée » et qu’« il sera difficile au magistrat de rester objectif ».
Le second motif se justifie par des propos du juge Sawan sur lesquels la cour s’est fondée pour prêter au magistrat la volonté de ne pas se conformer aux lois en vigueur.
Selon l’exposé des motifs, confronté aux reproches des deux députés, ce dernier avait justifié sa convocation de Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil en tant qu’inculpés par le fait qu’il a voulu les entendre en leur qualité d’anciens ministres à l’époque des faits. Il avait précisé qu’il « n’avait rien à voir avec leur qualité de parlementaires ou d’avocats et que leur immunité parlementaire ou syndicale ne leur sera d’aucune utilité ». Toujours selon le texte, M. Sawan a affirmé : « Devant l’ampleur de la catastrophe, du nombre de victimes qui s’exprime par plus de 200 tués parmi les Libanais et les étrangers et plus de 6 000 blessés, dont près d’un millier sont sortis des hôpitaux avec des handicaps permanents, sans compter la tragédie que représentent le nombre de sans-abri qui a dépassé les 300 000 et la destruction du tiers de la capitale, je n’hésiterai à poursuivre aucun responsable, aussi haut placé soit-il, et ne m’arrêterai devant aucune immunité ou ligne rouge. »
Bien qu’elle ait qualifié la position du juge d’« honorable » et salué sa détermination à « poursuivre son enquête sans s’arrêter devant les obstacles quels qu’ils soient », la cour pénale a estimé que « tout cela doit se faire cependant dans le respect des lois ». Elle a relevé que « les propos du juge sont sans équivoque puisqu’il a explicitement affirmé qu’il n’allait pas tenir compte des lois déterminant les immunités ».
Sur les quatre magistrats qui composaient la cour, seul le juge Fadi Aridi a expliqué dans un exposé des motifs de plusieurs pages que l’argumentation de l’avocat des deux députés ne tient pas la route et que le motif de suspicion n’est pas valable.
Du cafouillage
Toujours est-il que tout dans l’affaire de l’enquête nébuleuse sur l’explosion relève du cafouillage : depuis le bras de fer entre Marie-Claude Najm et le CSM autour de la nomination du juge d’instruction, en passant par l’interpellation et la détention de ceux qui avaient essayé de secouer les responsables pour qu’ils soustraient la capitale au danger que représente le stock de nitrate d’ammonium (alors que ceux qui ont reconnu avoir été notifiés de ce danger n’ont pas été inquiétés, à l’exception de Hassane Diab), la levée de boucliers politico-communautaires contre l’inculpation de MM. Diab, Zeaïter, Khalil et Youssef Fenianos pour négligence, sans oublier le silence radio des autorités et leur léthargie face aux révélations médiatiques, confirmées par les autorités britanniques, sur une piste syrienne – et sur des sociétés fictives syriennes établies à Londres qui seraient responsables de l’achat du nitrate d’ammonium – jusqu’au dessaisissement du juge Sawan du dossier.
Ce cafouillage a alimenté tout le long des derniers mois le scepticisme quant à une enquête sérieuse et fait craindre que les considérations politiques ne l’emportent sur la vérité qui doit permettre de déterminer les responsabilités dans un pays où l’impunité est devenue la norme.
S’armant de leur immunité et des textes juridiques et constitutionnels qui la préservent et qui stipulent que ministres et députés doivent comparaître devant la Haute Cour chargée de juger les présidents, les ministres et les députés, MM. Zeaïter et Khalil ont ainsi mis en relief à travers leur démarche les limites de l’action de la justice dans le cadre de cette enquête.
Qu’ils soient justifiés ou pas, les arguments de la chambre pénale de la Cour de cassation reposent sur « des textes qui ont été établis pour protéger les responsables politiques », dénonce dans ce contexte l’ancien député Salah Honein. Des textes qui par ailleurs prévoient une procédure tellement compliquée pour poursuivre ou juger un président, un ministre ou un député qu’ils « génèrent au final un déni de justice », commente-t-il en faisant référence à ce à quoi nous assistons aujourd’hui.
Pour lui, le problème réside non pas dans la décision de la Cour de cassation sur laquelle il ne se prononce pas, mais dans « le bouclier juridique qui protège les hommes politiques » et que la magistrature ne peut pas ou ne veut pas contourner, « alors qu’il existe forcément des brèches pour ce faire ».
« L’immunité dans un acte criminel aussi énorme que l’explosion au port ne peut pas être invoquée. Il faut que les responsabilités puissent être déterminées », s’indigne Salah Honein, qui rejoint ainsi la logique pour laquelle le juge Sawan a été remercié. « Ce qui s’est passé le 4 août est un crime. Ce n’est pas de la politique. Ce sont les tribunaux ordinaires qui doivent être compétents », insiste-il, en relevant que « si la procédure est aujourd’hui faussée, c’est parce que la structure sur laquelle elle repose l’est », en évoquant les tribunaux d’exception dont fait partie la Haute Cour chargée de juger les présidents, les ministres et les députés. Celle-ci est composée de huit juges et de sept députés. Une aberration dénoncée par Salah Honein, « dans la mesure où bien que prévue par la Constitution, la structure de la Haute Cour contrevient à une disposition constitutionnelle fondamentale qui est le principe de la séparation des pouvoirs ».
commentaires (11)
Promesses vides, cinq jours pour conclure l’enquête tout en refusant l’internationale qui risquerait de diluer la vérité. Six mois plus tard, retour a la case de départ sous prétexte de manque d'objectivité et de conflit d'interêts! Non messieurs, ces coupables criminels ont eu raison encore une fois de la justice. Pauvre Liban.
CW
23 h 26, le 19 février 2021