Entretiens Rencontre

Eduardo Halfon : « Un pays, c’est aussi une forme de fiction. »

Eduardo Halfon : « Un pays, c’est aussi une forme de fiction. »

© Jeosm

Né en 1971 dans la capitale du Guatemala, parce que c’est là que son grand-père Eduardo, dont il porte le nom, un riche homme d’affaires né à Beyrouth, s’était fixé après pas mal de tribulations, dont un magasin à Paris, Eduardo Halfon, qui se définit lui-même comme « cosmopolite », aux multiples origines, s’est lancé dans une série de romans présentés comme des autofictions, avec le même narrateur, un certain Eduardo Halfon. Ce qui ne veut pas dire que, dans toutes ces histoires, tout soit vrai. Il l’assume et en joue. Dans cette veine, Canción est son sixième. Son grand-père libanais en est le héros central, au cœur d’un Guatemala des années 60 en pleine guerre civile.

C’était pour L’Orient littéraire une excellente occasion de rencontrer cet auteur brillant, aujourd’hui installé en France, « bloqué » par la Covid, et de l’écouter parler de ses racines, de son travail, de la formidable liberté créative de l’écrivain.

Canción étant écrit à la première personne et se présentant comme autobiographique, peut-on considérer que tout y est authentique, notamment votre histoire familiale ?

Bien que le narrateur porte mon nom et que je lui prête ma vie, il n’est pas moi. Les drames et les histoires dont il fait l’expérience sont fictionnels. C’est un peu comme si ma biographie et mon histoire familiale étaient le décor, mais que la pièce en train de se jouer sur scène était de la fiction. C’est à travers la fiction que l’on atteint une authenticité différente, plus émotionnelle, une « vérité extatique », pour citer Werner Herzog. La fiction a le pouvoir d’être encore plus authentique que la vie.

Qui était ce grand-père exceptionnel, Eduardo Halfon, dont on vous a donné le prénom ? Vous l’avez bien connu ?

Je l’ai connu, mais je ne peux pas dire que je le connaissais bien. Il est mort quand j’avais dix-huit ans, et nous n’avons jamais été proches. Il était froid, distant et autoritaire avec ses petits-enfants. Il souriait rarement, nous parlait peu. Ma mère et moi avions peur de lui et de son mauvais caractère. Mais il était aussi la personne la plus juste que je connaisse. Les gens venaient le trouver, avec les bijoux de famille qu’ils se disputaient, pour qu’il partage équitablement l’héritage. Il était incapable d’offrir un cadeau à l’un de ses enfants ou petits-enfants sans offrir le même aux autres, à chacun d’entre nous. Et il était le héros discret, le bienfaiteur silencieux de nombreuses causes. Avec le temps, j’ai appris qu’il n’était pas seulement le vieil homme hostile que j’ai connu, qui m’a donné son nom. Je crois qu’un homme est en réalité plusieurs hommes.

Vous écrivez plaisamment : « Mon grand-père libanais n’était pas libanais. » Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Je suppose que le mot « libanais » est une identité que j’associe à un pays, à une nationalité. Mais ça n’a pas toujours été le cas, puisque le Liban n’existait pas encore en tant que pays quand mon grand-père et ses frères et sœurs ont quitté Beyrouth en 1917, après la Grande Famine. À sa naissance, Beyrouth faisait partie de la Syrie, il était de nationalité syrienne, même s’il était déjà d’identité libanaise.

Vous êtes donc un juif guatémaltèque élevé en partie aux États-Unis, bilingue espagnol-anglais, descendant de séfarades du côté paternel (Syrie-Liban), d’askhénazes (Pologne) et de séfarades côté maternel (Égypte-Syrie), avec même un grand oncle de Salonique qui parlait ladino… On a envie de vous demander : d’où êtes-vous ? Lesquelles, parmi toutes ces racines, avez-vous adoptées ?

Rien ne m’empêche d’avoir diverses origines. Je peux être guatémaltèque, américain, espagnol, français ou même libanais, si besoin. Je peux changer de langue et d’apparence selon mon environnement, comme le Zelig de Woody Allen. C’est un trait juif, j’imagine. Un mécanisme de survie, qui vient peut-être du fait que ma famille a toujours vécu dans une sorte de diaspora. J’écris pour savoir qui je suis et d’où je viens.

Cette question des origines fournit à votre livre son point de départ farfelu : vous êtes invité, au Japon, à un congrès d’écrivains « libanais », à votre grande surprise. À la fin cela suscite même quelques polémiques. Authentique ?

Aussi authentique que le reste de ma fiction. Pour le dire autrement, l’important n’est pas l’authenticité, mais la vérité. Et la vérité, ce n’est pas les faits.

Qui est ce célèbre auteur brésilien né à Beyrouth, présent au congrès, et qui vous « murmure à l’oreille » que « chaque Libanais s’invente son Liban personnel car le Liban comme pays, en réalité, n’existe pas ». Que pensez-vous de cette opinion ?

J’ai oublié son nom. Ou peut-être qu’il n’en a jamais eu. Mais oui, c’est vrai, nous inventons la version de notre pays qui nous convient le mieux, ou qui est moins douloureuse. Le Guatemala n’est pas le même pays suivant qu’on est d’une riche famille blanche ou d’une famille pauvre et indigène. Un pays, c’est aussi une forme de fiction.

Le Guatemala est un pays assez mal connu dans le reste du monde. Que s’y passe-t-il en ce moment ?

Le Guatemala a toujours été un beau pays, mais corrompu et violent. Et la pandémie n’a fait qu’ajouter de la misère à la misère déjà présente. Maintenant, il y a davantage de corruption, de pauvreté, de malnutrition et de violence. Mais les protestations se font aussi plus nombreuses. Des décennies de dirigeants incompétents et corrompus, ont poussé le peuple guatémaltèque à bout. On ne peut qu’espérer une révolution profonde, totale.

Y a-t-il au Guatemala une diaspora libanaise importante ?

Oui, la communauté libanaise au Guatemala est très importante. Les amis les plus proches de mon grand-père, ainsi que ses collaborateurs, étaient tous des Libanais non-juifs. Il y a même eu un président d’origine libanaise, Jorge Serrano Elías, qui a fui le pays en 1993 en emportant des millions de dollars, après l’échec de son coup d’État visant à suspendre la Constitution et à dissoudre le Congrès et la Cour suprême.

Vous vivez maintenant en France. Depuis quand et pour quelles raisons ?

J’ai reçu une bourse de l’université de Columbia pour vivre un an à Paris, où j’ai fini d’écrire mon dernier livre, Canción. C’était une drôle d’année, avec les grèves d’abord, puis avec le confinement. Quand la bourse a pris fin, en mai, nous avons pensé, ma femme et moi, qu’il valait mieux s’abstenir de voyager où que ce soit, et encore moins au Guatemala où la Covid était – et est encore – hors de contrôle. C’est pourquoi nous sommes venus à Forcalquier où vit mon frère avec sa famille. Nous avons loué un appartement et inscrit notre fils de quatre ans, déjà parfaitement francophone, à l’école. Nous n’avons pas bougé depuis.

Votre grand-père était un grand francophone, il a vécu longtemps à Paris. Chez vous, on ne parlait pas français ? Le regrettez-vous maintenant ?

Non, il ne parlait jamais français à ses enfants et petits-enfants, et c’est un grand regret, bien sûr. Mais ce que je regrette encore plus, c’est qu’il ne nous ait jamais parlé ni appris l’arabe.

Vous dites, à la fin de votre livre, que vous n’êtes jamais allé au Liban. Pourquoi ? Comptez-vous le faire un jour ? Y a-t-il encore des Halfon de votre famille à Beyrouth ou ailleurs dans le pays ?

De ce que je sais, toute la famille de mon grand-père – des deux côtés, Halfon et Sasson – a quitté Beyrouth. Personnellement, j’ai toujours voulu aller au Liban, depuis tout petit. Je me sens intimement lié à cette partie de la famille, sans vraiment savoir pourquoi. Mais il y a toujours eu en travers de ma route une complication quelconque – politique, financière ou religieuse (finalement, ce n’est pas une destination si évidente pour les juifs). L’année dernière, alors que j’avais commencé d’enquêter sur l’histoire de l’exode de mon grand-père et que j’envisageais de faire le voyage depuis Paris pour voir ce que je pourrais encore découvrir, le monde entier s’est arrêté à cause de la Covid.

Est-ce que votre prochain livre sera également dans la même veine autobiographique ?

Canción est le sixième livre d’une série continue d’histoires racontées par le même narrateur, cet autre Eduardo Halfon. Ce sont toutes des épisodes de sa vie, de son histoire familiale. Les premiers livres étaient plutôt centrés sur mon grand-père polonais et son expérience à Auschwitz ; les deux derniers, Deuils et Canción, parlaient plutôt de la partie libanaise de mon identité. Mais je ne sais jamais de quoi je vais parler avant de me mettre à écrire. Seul cet autre Eduardo Halfon sait où il m’emmènera ensuite.

Canción d’Eduardo Halfon, traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg, Quai Voltaire, 2021, 176 p.

Né en 1971 dans la capitale du Guatemala, parce que c’est là que son grand-père Eduardo, dont il porte le nom, un riche homme d’affaires né à Beyrouth, s’était fixé après pas mal de tribulations, dont un magasin à Paris, Eduardo Halfon, qui se définit lui-même comme « cosmopolite », aux multiples origines, s’est lancé dans une série de romans présentés...

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