Critiques littéraires Roman

Julian Barnes : une plongée dans la Belle Époque

Julian Barnes : une plongée dans la Belle Époque

D.R.

L’homme en rouge de Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 2020, 304 p.

Samuel Pozzi (1846-1918) fut un célèbre chirurgien français et l’un des grands pionniers de la gynécologie moderne. Mais il est aujourd’hui tombé dans un oubli presque total. Il a été réduit à une image. À un tableau : Le Docteur Pozzi dans son intérieur, par John Singer Sargent. Lorsque, en 2015, l’écrivain britannique Julian Barnes voit ce portrait pour la première fois, il est intrigué par le modèle, un homme d’une beauté extraordinaire, aux mains aussi délicates que celles d’un pianiste virtuose, et drapé dans une robe de chambre rouge.

Peu après avoir découvert le tableau, Barnes lit dans un magazine d’art que Pozzi « n’était pas seulement le père de la gynécologie française, mais aussi un érotomane confirmé qui tentait régulièrement de séduire ses patientes ». Ce paradoxe apparent – « le médecin qui aide les femmes, mais profite aussi d’elles » – avive encore plus sa curiosité : c’est ainsi qu’est né son dernier ouvrage, L’Homme en rouge, un récit ensorcelant, plein d’humour et d’érudition. À travers la vie du docteur Pozzi, Barnes peint une fresque de la « décadente, trépidante, violente, narcissique et névrotique Belle Époque », cette période de grands bouleversements culturels, politiques et techniques, et qui s’étend de la fin du XIXe siècle au début de la Première Guerre mondiale.

Bien qu’il soit au centre du livre, Pozzi en occupe moins que la moitié. Ce brillant médecin était également un mondain qui fréquentait les plus grandes célébrités de l’époque : aristocrates, politiciens, actrices, écrivains, peintres… D’une manière digressive, sautant d’un personnage à l’autre, Barnes reconstruit cet énorme réseau de relations au sein duquel se mouvait Pozzi.

Nous sommes ainsi plongés au cœur du Tout-Paris, un monde de dandys, d’esthètes, de journalistes et de comtesses ; un monde où régnaient la vanité, la superficialité et les excès en tout genre, avec pour arrière-fond une vie politique tumultueuse et très conflictuelle, marquée surtout par la montée fulgurante du chauvinisme et de l’antisémitisme, deux tendances qui s’étaient cristallisées dans la fameuse affaire Dreyfus.

C’était aussi une époque férue de commérages. Les rumeurs, les potins et les médisances circulaient alors à une vitesse incroyable, et ils étaient souvent repris (voire créés de toute pièce) par les journaux. Un scandale pouvait parfois propulser quelqu’un vers la célébrité ; mais il pouvait d’autres fois détruire sa réputation, irrémédiablement.

Le livre lui-même ressemble à une collection de commérages mondains. Barnes nous fait pénétrer dans l’intimité des salons, des boudoirs et des chambres à coucher. Il nous familiarise avec les membres de cette haute société, nous racontant leurs secrets, nous dévoilant leurs faiblesses et leurs mesquineries, sans pour autant omettre certaines de leurs qualités qui les rendent très attachants. Plus on lit, plus on veut savoir : c’est pourquoi ce récit, malgré le fait qu’il soit dépourvu de toute intrigue, est si captivant.

Entre-temps, et par petites touches subtiles, une autre image du docteur Pozzi commence à se former sous nos yeux. Oui, il était un bel homme mondain et un grand séducteur ; mais il était aussi autre chose : un progressiste, un rationaliste athée, un dreyfusard convaincu et un contempteur du chauvinisme (« Le chauvinisme est une des formes de l’ignorance », peut-on lire dans l’introduction de son Traité de gynécologie, publié en 1890 et qui demeura le manuel de référence jusque dans les années 1930). Il avait traduit Darwin, contribué à l’introduction des méthodes antiseptique et aseptique en France, et mené une longue bataille pour transformer la gynécologie française, « la faisant passer d’une simple subdivision de la médecine générale à une discipline à part entière ».

Quant à ses relations avec ses nombreuses maîtresses, Barnes affirme que les documents de l’époque ne nous fournissent rien qui soit concluant. Était-il un manipulateur et profitait-il de ses patientes ? L’on ne peut savoir. Toutefois, Sarah Bernhardt fut son amante pendant quelques années et restera toujours l’une de ses plus grandes et fidèles amies.

Mais Pozzi était surtout quelqu’un qui aimait passionnément la vie. C’était un homme qui représentait peut-être ce qu’il y avait de meilleur dans cette époque à la fois narcissique et violente ; un homme « qui accueillait chaque jour avec enthousiasme et curiosité ; qui emplissait son existence de médecine, d’art, de livres, de voyages, d’amis et connaissances, de politique et d’autant de sexe que possible (de cela on ne peut tout savoir). Il n’était, heureusement, pas sans défauts. Mais je le présenterais volontiers, néanmoins, comme une sorte de héros ».

L’homme en rouge de Julian Barnes, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Mercure de France, 2020, 304 p.Samuel Pozzi (1846-1918) fut un célèbre chirurgien français et l’un des grands pionniers de la gynécologie moderne. Mais il est aujourd’hui tombé dans un oubli presque total. Il a été réduit à une image. À un tableau : Le Docteur Pozzi dans son intérieur, par John...

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