
Photo d’illustration : une manifestation à Beyrouth, le 12 mars 2016, contre la corruption et la crise des ordures. Patrick Baz/AFP
On pourra se perdre en conjectures sur les raisons du mal qui a rongé le Liban jusqu’à sa destruction, celle majeure qui l’explique et permet de la comprendre est cette propension à détourner la loi, à corrompre ses représentants et à préférer à l’intérêt général l’enrichissement personnel ou encore l’avantage communautaire. Au fil des années, le vol de l’État a été érigé en règle de gouvernement. L’État est une chose, un trésor à piller, un bien à exploiter, un butin à s’accaparer, des prébendes à distribuer. En somme une aubaine et une occasion de s’enrichir et d’enrichir les siens.
De Platon à Montesquieu, la corruption politique a toujours été désignée par le repérage des corrupteurs : un despote, un tyran, une ploutocratie, un gouvernement des riches ou par la richesse ou tout simplement un cartel d’élites au pouvoir soudés par des intérêts communs. Tel semble être le cas au Liban. Les cas individuels n’étant que des figures singulièrement corrompues et conspuées par la foule, émergeant d’un terreau solidaire de dirigeants rompus aux techniques de détournement de la loi qui conduit in fine à la destruction de l’État. On connaît la phrase célèbre de Montesquieu : « Lorsque dans une république les lois cessent d’être exécutées, l’État est déjà perdu » (De l’esprit des lois, 1748).
Dans un rapport publié lundi par l’ONG allemande Democracy Reporting International (DRI) et intitulé « Faire face à la corruption : un défi libanais », nous tentons d’indiquer la tâche collective à entreprendre. Le terme « défi » n’est pas anodin, tant cette pratique a, de négligence et passe-droits administratifs en détournement de fonds publics, précipité l’effondrement du pays. La corruption est cette gangrène qui mine l’État tout comme la société. Les mœurs publiques mais aussi les valeurs et les comportements privés sont concernés. Dans un pays où rien ne semble fonctionner sans le recours à des moyens illicites, ceux qui corrompent – corruption dite active – et ceux qui se laissent corrompre sont en osmose pour ne pas dire en entente tacite. C’est donc toute la société qui devrait se dresser contre la prévalence de la « culture de corruption », comme la nomme le rapport.
Logique duelle
La corruption au Liban a des origines lointaines. On peut remonter aux pratiques de l’administration ottomane pour le rappeler. Mais ses causes récentes sont importantes. Elles s’enracinent au cœur du système communautaire qui a contribué tout au long de l’histoire du Liban indépendant à faire reposer les institutions publiques sur un mode de fonctionnement clientéliste. La répartition communautaire des charges publiques n’est pas par elle-même condamnable : en soi, le communautarisme est un mode de gouvernance. Il n’est ni plus ni moins exposé à la corruption que d’autres. C’est le lien clientéliste basé sur la relation entre un dirigeant local ou national et des hommes inféodés à lui en échange de leur soutien qui fait problème. Un système politique bâti sur le clientélisme dans un État supposé de droit mais défaillant a mené au délitement de l’autorité publique. Pire, vidé de toute visée de service de l’intérêt général, une classe dirigeante issue de la guerre qui a su prolonger sa violence par le vol a fait d’un pays à reconstruire un pays à piller. Le détournement des revenus de l’État et de l’aide internationale a augmenté les ressources propres des partis et de leurs dirigeants. En la circonstance, l’immunité politique dont jouissent les fraudeurs a couvert leur impunité juridique. Une classe politico-financière a ainsi mis le pays sous coupe réglée. Servie par une économie souterraine, alimentée par des flux financiers exogènes illicites ou par la contrebande, la corruption a affaibli les bases économiques sur lesquelles reposait tant bien que mal le pays. Les pillages en milices organisées commencés dès 1975 ne cesseront de prendre de l’ampleur tout au long des turbulences successives de l’histoire du Liban contemporain faite de temps de paix intermittents et d’alternances de violences internes. Les années de guerre avaient fortement affecté le fonctionnement économique du pays. Elles n’avaient pas réussi cependant à en modifier les fondamentaux. Le système bancaire avait survécu à la guerre et la livre libanaise, en mode administré de parité, ne s’était pas effondrée. Mais cela n’était qu’un leurre au rythme de la cavalerie financière (ou pyramide de Ponzi) mise en place pour stabiliser la monnaie. Beaucoup voyaient dans la survie des banques et la préservation des silos de blé sur l’emplacement du port de Beyrouth comme un accord sur l’essentiel entre des communautés en guerre que tout était supposé opposer.
Funeste présage, l’emballement de la livre libanaise et l’explosion au port de Beyrouth, survenus à quelques mois d’intervalle, ont comme signifié qu’un monde était en train de s’écrouler. Cet ébranlement du monde socio-financier libanais renvoyait à un même facteur : d’un côté, une corruption endémique qui avait fait la fortune de banquiers véreux et aventuriers, de l’autre, la négligente insouciance d’une administration corrompue qui avait laissé là – on ne sait toujours pas pourquoi ! – un stock de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium au port de Beyrouth.
Ces deux événements obéissent à une logique duelle. La corruption en effet n’est pas seulement cette démarche par laquelle on tente de contourner la loi en soudoyant le responsable fonctionnaire ou l’homme politique, supposé la servir ou l’appliquer. Elle se rattache également à un État qui par négligence coupable ou par absence de contrôle et de sanctions ne remplit pas sa fonction de protection des citoyens. De ce fait, le Liban a subrepticement, à cause de la faiblesse structurelle de l’État, préparé sa lente descente aux enfers.
Tournant milicien
Pillé, partagé, réparti entre les chefs de file des communautés, l’État libanais est devenu « État patrimonial » (Max Weber) où se confondent intérêt public et intérêt privé. Cette privatisation de la chose publique est l’essence même de la corruption. Transparency International (TI) définit d’ailleurs la corruption comme un « abus du pouvoir reçu en délégation à des fins privées ». Ce détournement de finalité se fait au prétexte de protéger les communautés du danger qui les guettent. En réalité, de consultations législatives en élections présidentielles, un système d’alliance objective s’est noué entre des acteurs politiques qui ne visaient qu’à reconduire leur pouvoir. Une oligarchie extractive des finances publiques perpétue ainsi son pouvoir et son influence gratifiant ses affidés d’avantages matériels, nommant des fonctionnaires sans affectation, pratiquant le blanchiment d’argent, négociant dans l’opacité la plus totale des marchés publics douteux et s’adonnant à la contrebande. Au fil du temps, le détournement de la règle commune est devenu le mode de régulation de l’État.
Classé aujourd’hui parmi les pays les plus corrompus de la planète, le Liban a perdu après la confiance de ses citoyens celle des bailleurs de fonds internationaux. La corruption a détruit l’État et les relations de l’État avec les institutions financières internationales. Un clanisme persistant qui n’a aucun intérêt à voir un État fort le supplanter, un confessionnalisme qui nourrit la méfiance et l’hostilité entre les différentes composantes du pays, un individualisme de comportement qui glorifie la débrouillardise, les pots-de-vin et les dessous-de-table comme des pratiques d’habileté voire d’intelligence ont contribué à faire de la corruption une norme banale de comportement. L’absence de redevabilité, l’impunité et la protection de tous les fraudeurs complètent le paysage administratif du pays. Le secteur privé n’est pas en reste avec ses pratiques opaques de facturation et de faux en écriture. On ajoutera que la philosophie ultralibérale qui a présidé aux destinées de la « reconstruction » du pays au début des années 1990 a pesé lourd dans l’aggravation de la corruption. Si l’alliance du capital et du pouvoir n’est pas chose nouvelle au Liban, l’échelle des projets et des secteurs à rénover avec des appuis financiers venus de l’étranger ont tôt contribué à faire miroiter des bénéfices inusités. Plus que la reconstruction, c’est la philosophie de la « réconciliation » instillée par l’accord de Taëf qui a uni des chefs de guerre « amnistiés » devenus agents d’exploitation de l’État. On est alors passé d’un communautarisme de concordance à un communautarisme de connivence qui a uni les magnats de la finance et les potentats de la violence.
Refondation des mentalités
Maintenant que le Liban est au propre comme au figuré « à reconstruire », comment échapper à la logique corruptive ?
Pour ses fondements les plus solides la corruption repose sur trois piliers qu’explicite le rapport de DRI. D’abord le clientélisme politique qui a empêché l’émergence du citoyen, et en tout cas celle d’une conscience civique qui revendique, interpelle, contrôle et sanctionne au lieu de prolonger l’existence d’une entreprise politique de pillage de la nation. L’émancipation de la conscience politique que donne à voir le soulèvement populaire avec ses différents groupes devrait ouvrir la voie à une nouvelle représentation nationale plus soucieuse du bien public et réfractaire à la répartition des leviers de l’enrichissement entre les tenants d’une oligarchie mafieuse. Une représentation nationale libérée d’une base strictement confessionnelle est à même de dégager le bien commun et l’intérêt général. La partie n’est pas pour autant gagnée d’avance. Il faut une loi électorale nouvelle et des partis politiques transcommunautaires pour agréger des demandes véritablement nationales.
La deuxième raison qui fait que la corruption prolifère est l’absence d’institutions effectives de droit qui encadrent, régulent, contrôlent et punissent la corruption. Fort heureusement, le Liban s’est doté au cours des dernières années d’une législation en matière de lutte contre la corruption qu’il faudrait effectivement mettre en œuvre et compléter. À commencer par la nomination des membres de la commission anticorruption créée par la loi du 08/05/2020 ; et à compléter par la réforme de la justice et la garantie de son indépendance et de son autonomie vis-à-vis du politique et des pouvoirs de l’argent.
Le troisième pilier est, sans doute, le plus important : il touche à la culture civique. La corruption avant d’être une pratique est une mentalité, une manière d’imaginer l’État, en fait de se le représenter essentiellement comme inexistant. C’est contre cet état d’esprit qu’il faut lutter.
À ce niveau ce n’est plus de réformes dont il s’agit mais de refondation des mentalités. Le travail commence à l’école et dans l’éducation à la citoyenneté. Avec pour objectif la prise de conscience des conséquences d’une pratique courante, qui a contribué à classer, selon TI, le pays au 137e rang sur 180 États en matière de corruption.
Par Joseph MAÏLA
Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris). Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.
On pourra se perdre en conjectures sur les raisons du mal qui a rongé le Liban jusqu’à sa destruction, celle majeure qui l’explique et permet de la comprendre est cette propension à détourner la loi, à corrompre ses représentants et à préférer à l’intérêt général l’enrichissement personnel ou encore l’avantage communautaire. Au fil des années, le vol de l’État a été...
commentaires (11)
les solutions proposées sont excellentes. Malheureusement, elles ne peuvent se réalisées que sur le long terme. Pour etre efficace, il faut les associer , pour le court terme, à une méthode beaucoup plus expéditive, qui sera un repère pour les nouveaux délinquants. Il y a une cinquantaine de tête, connue de tous , qui constituent une mafia de voleurs. Ils ont les ramifications familiales, religieuses et politiques. Couper la tête du hydre, ne peut que faciliter le reste. Si non, vous allez vous battre contre la mafia. Vous n'etes pas sur de gagner.....
HIJAZI ABDULRAHIM
15 h 38, le 20 janvier 2021