
Photo d'illustration : La cérémonie de passation des pouvoirs au ministère des Télécoms, entre Nicolas Sehnaoui (CPL) et Boutros Harb (14 mars), en février 2014. Photo d’illustration/Archives NNA
Les multiples crises que le Liban affronte simultanément exigent une action politique immédiate et décisive pour en atténuer les retombées sur la population. Or là où le bât blesse, c’est que le pays du Cèdre a toujours été caractérisé par la lenteur des réponses politiques aux défis du pays et la faiblesse de sa production législative, et ce bien avant la démission du gouvernement de Hassane Diab en août dernier. Le Liban a ainsi vu environ 80 lois adoptées par an de 1990 à 2009 contre une moyenne de 186 pour un ensemble de pays européens. Cette lenteur de la réponse législative aux mutations systémiques ou aux crises a d’ailleurs été pointée du doigt à de nombreuses reprises par certains observateurs, tels que la Banque mondiale par exemple, comme un facteur crucial de la difficulté du Liban à faire face à ses défis socio-économiques.
Mainmise partisane
Face à ce constat, l’une des réponses majeures brandies ces derniers mois par une partie de l’establishment politique libanais repose sur le principe de rotation ministérielle lors de la formation d’un nouveau gouvernement. Concrètement, il s’agit d’instaurer une alternance partisane dans la désignation des titulaires de certains portefeuilles-clés afin de créer une rupture dans les pratiques à même d’accélérer les réformes. Même si la Constitution ne le prévoit pas, la pratique politique et institutionnelle a en effet consacré depuis plusieurs années une sorte de mainmise partisane pour les dirigeants des partis politico-confessionnels. Ces derniers pouvant alors abuser à loisir de ce privilège coutumier à des fins clientélistes, par exemple en attribuant des emplois publics à leurs partisans ou en distribuant des marchés publics à des entreprises politiquement connectées. Entre 2005 et 2020, plus de la moitié des portefeuilles ont ainsi été occupés par un même parti pendant deux mandats consécutifs ou plus. Le ministère de l’Énergie et de l’Eau a par exemple été occupé durant trois mandats consécutifs par des membres du Courant patriotique libre – en l’espèce César Abi Khalil de 2016 à 2018 ; Nada Boustani de 2018 à 2020 ; et Raymond Ghajar, actuellement sortant (sachant que l’actuel chef du CPL, Gebran Bassil a aussi occupé ce poste de 2009 à 2014).
Ce type de mainmise partisane sur les ministères-clés est généralement considéré comme un frein de taille au changement. Toute modification du statu quo représente en effet un risque évident pour la capacité des politiciens, partis et bureaucrates liés à ces derniers, à continuer de capter les différentes rentes de situation à leur profit. A contrario, le changement d’affiliation politique des ministères est censé entraîner une rupture radicale, permettant l’émergence de nouveaux intérêts au sein du gouvernement et des différentes administrations, facilitant par là l’adoption de réformes qui n’auraient pas été possibles autrement.
Cependant, ce postulat est-il fondé ? La rotation des portefeuilles ministériels suffit-elle à garantir une activité réformatrice plus dynamique ? Si, dans l’état actuel de la recherche sur ces thématiques, il existe des arguments allant aussi bien dans le sens que contre cette hypothèse, ces travaux ne permettent pas vraiment de répondre à ces questions pour le cas libanais. D’abord, parce qu’ils se concentrent pour l’essentiel sur des démocraties parlementaires établies de longue date et dotées de bureaucraties fortes – au fonctionnement bien éloigné de la « démocratie consociative » libanaise. De plus, ces travaux largement théoriques ne disposent guère de données comparatives en termes de productivité ministérielle, des données au demeurant bien rares dans les pays en développement (PED) comme le Liban.
« Pertes de mémoire »
En revanche, dans une étude publiée la semaine dernière sur le site du Lebanese Center for Policy Studies (LCPS), nous avons pu établir pour la première fois des indicateurs de mesure de la productivité législative ministérielle pour PED, et le constat qui en résulte est clair : la rotation des portefeuilles ministériels ne permet pas de faciliter le processus de réformes.
Contrairement au discours véhiculé par une partie de la classe politique, la rotation des ministères ne se traduit pas par une amélioration de la productivité ministérielle. En se concentrant sur l’ensemble des lois « significatives » – c’est-à-dire introduisant des changements généraux et importants dans le cadre légal adoptées par neuf ministères-clés (les Affaires étrangères ; l’Agriculture ; la Défense ; l’Économie ; l’Énergie ; les Finances ; l’Industrie ; l’Intérieur et la Justice) des différents gouvernements qui se sont succédé entre 2005 et 2020 –, ce qui inclut 72 changements ministériels et représente 63 % du total des lois « significatives », nous avons constaté que la rotation diminue la production de lois « significatives » . Et ce indépendamment des autres facteurs pouvant également avoir cet effet, tels que la personnalité des membres de chaque gouvernement ou les contraintes budgétaires auxquelles ils ont été confrontés. Cependant, l’affiliation aux partis politiques semble avoir de l’importance, et peut entraîner des différences en termes de production législative : certains partis considéreront en effet qu’une activité législative importante pourra leur assurer davantage de voix tandis que d’autres demeurent indifférents à ce critère. De plus, nos résultats montrent que les nouveaux ministres ont une production encore plus faible que la moyenne lorsqu’ils « reprennent » un ministère qui a été auparavant, et durant plus d’un mandat, sous la coupe d’un autre parti.
Les conclusions préliminaires de notre étude permettent de mettre en avant deux hypothèses – qui mériteraient d’être davantage analysées et vérifiées ultérieurement – à même de fournir quelques indices sur les raisons pour lesquelles les rotations de portefeuilles ont un impact négatif sur l’activité législative. D’abord, elles tendent à générer un phénomène de « pertes de mémoire », qui peut par exemple se manifester à la suite de départs de cadres, ou bien de rétention d’informations destinées à empêcher les nouveaux cabinets de récolter les fruits des efforts de leur prédécesseurs. À noter que l’ampleur de ce phénomène semble corrélé au degré de mainmise préalable des partis politiques sortants sur les ministères concernés, notamment via les recrutements clientélistes opérés au fil du temps. Autrement dit : certaines administrations traditionnellement « complaisantes » vis-à-vis d’un parti politique donné peuvent soudainement se mettre à rendre la vie difficile à un nouveau ministre issu d’un autre parti.
Seconde hypothèse : l’activité initiale d’un nouveau ministre sera souvent subordonnée à sa capacité à comprendre et maîtriser au préalable certaines caractéristiques de son nouvel environnement institutionnel : les allégeances des fonctionnaires aux chefs des partis politiques pouvant souvent l’emporter sur le principe hiérarchique, les nouveaux ministres ont tendance à ralentir le travail jusqu’à ce qu’ils identifient les fonctionnaires et contractants auxquels ils peuvent faire confiance pour faciliter leur travail et leurs priorités.
Briser le cercle vicieux
Certes, ces éléments ne sauraient servir d’argumentaire en faveur du maintien de l’emprise partisane sur les ministères-clés. Ne serait-ce que parce que, comme le suggère notre étude, le maintien de l’emprise sur un ministère peut affecter ses capacités de diverses manières, notamment via l’impact des réseaux clientélistes sur la responsabilité des fonctionnaires. En revanche, les résultats préliminaires tendent à confirmer que la rotation ministérielle ne saurait être substituée à la formation d’un gouvernement compétent et indépendant des partis politiques, comme facteur décisif en faveur de la réforme. L’amélioration de la productivité ministérielle passe, à notre sens, avant tout par des réformes visant à améliorer la transparence – via la numérisation de l’administration par exemple –, la responsabilité – notamment en renforçant les critères basés sur le mérite pour les évaluations de performance et les promotions –, et la méritocratie – en limitant les possibilités pour les partis de court-circuiter le Conseil de la fonction publique dans les recrutements d’agents.
Depuis plus d’un an, on ne compte plus les rapports et préconisations d’experts aux multiples crises que traverse actuellement le Liban, et il est par conséquent inutile de les rappeler ici. Il reste que le problème n’est pas tant d’ordre technique que politique, dans la mesure où la classe politique libanaise continue d’être incitée à saper l’autorité de l’État et les capacités d’action institutionnelles pour maximiser ses gains personnels. Par conséquent, la nomination d’un gouvernement indépendant de l’influence délétère des partis politiques et de leurs chefs, doté d’un mandat pour des pouvoirs législatifs extraordinaires dans certains domaines et pour une période limitée, s’avérerait bien plus prometteuse qu’une simple rotation partisane des portefeuilles ministériels. Autrement dit, tant que le système de mainmise partisane sur l’administration restera intact, aucune rotation des ministères ne pourra briser le cercle vicieux de la paralysie réformatrice.
Mounir MAHMALAT, Chercheur principal au LCPS.
Sami ZOUGHAIB , Chercheur au LCPS.
SI LES ALIBABAS FONT DE LA ROTATION DE ROLE SEMSOM RESTE LEUR CAVERNE ET EUX DES ALIBABAS. GOUVERNEMENT D,EXPERTS INDEPENDANTS OU RIEN. LIBANAIS SEULS LES PEUPLES PEUVENT APPORTER LES CHANGEMENTS ET DEGAGER LES MAFIEUX ET LES JUGER.
15 h 33, le 17 janvier 2021