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Culture - Rencontre

Dia Mrad, l’amoureux (du patrimoine) de Beyrouth

Ce jeune architecte et photographe a capturé dans son viseur la figure de Gibran Khalil Gibran surgissant d’entre les décombres d’une demeure ancienne dévastée par la terrible double explosion du 4 août dernier. Sa photo a fait le buzz. Elle est même devenue le symbole de la destruction de l’âme de la capitale libanaise à travers celle de ses quartiers historiques...

Dia Mrad, l’amoureux (du patrimoine) de Beyrouth

Le portrait de Gibran Khalil Gibran parmi les décombres d’une maison touchée par l’explosion du 4 août : une image devenue célèbre, réalisée par Dia Mrad. (100x 80cm). Photo DR

Surplombant le port de Beyrouth, une belle bâtisse ancienne de la rue Sursock, éventrée par la double explosion du 4 août, laisse apparaître, sur l’une de ses cloisons intérieures, un portrait géant de Gibran Khalil Gibran. Le regard du poète, qui semble surgir d’entre les murs effondrés de cette demeure patricienne au style italianisant (abritant aujourd’hui les locaux de l’agence de publicité Saatchi&Saatchi), a l’acuité et la tristesse du désespoir. Celui d’avoir été le témoin, occulte, de la dévastation de ce pays du Cèdre dont il a tant rêvé, tant célébré la pérennité… Aurait-il imaginé un jour, l’auteur du Prophète, être associé à une image de la démolition du Liban, lui qui est sa plus célèbre figure tutélaire ? Cette image, qui vaut cent mille mots, c’est un jeune homme de 29 ans qui a eu l’intelligence, la sensibilité et la… témérité de la prendre, au lendemain même de la terrible tragédie qui a frappé la capitale libanaise. Comme le témoignage ultime de la destruction de son âme à travers celle de ses quartiers historiques…

Dia Mrad, toujours heureux de sillonner Beyrouth. Photo tirée de son compte Instagram

Le 5 août à 11h…

« C’était le 5 août 2020, à 11h très précisément », se souvient Dia Mrad, l’auteur de ce cliché devenu iconique. « La veille, au moment de l’explosion, je traversais Mar Mikhael à moto, ma caméra en bandoulière, comme toujours. J’ai été projeté par le souffle de la déflagration venue du port, mais, grâce à Dieu, je me suis aussitôt relevé avec juste quelques contusions et blessures légères. J’ai croisé une jeune fille blessée qui m’a demandé de la transporter à l’hôpital Rizk. Ce que j’ai fait. Puis, mû par je ne sais quel sentiment d’urgence, j’ai refait le chemin inverse pour photographier à chaud les dégâts architecturaux dans ce secteur. Le lendemain, décidé à poursuivre mon exploration de ce quartier dévasté, je remontais Gemmayzé et la rue Sursock, lorsque j’apercois cette maison. L’accès y était interdit pour cause de risque d’effondrement. J’ai grimpé au troisième étage de l’immeuble à côté, où j’ai presque défoncé la porte d’un appartement, pour pouvoir réussir ma prise de vue. Quelques jours plus tard, il ne restait plus trace de la figure de Gibran, le mur s’étant totalement effondré », raconte cet ex-architecte reconverti en photographe du patrimoine architectural par amour pour Beyrouth. « J’ai toujours été extrêmement curieux de cette ville, fasciné par la multiplicité de ses visages, par la grande disparité entre ses quartiers les plus adjacents. À l’instar de Sursock et Geitaoui qui sont si différents alors qu’ils ne sont qu’à une faible distance l’un de l’autre, ou encore Gemmayzé, Mar Mikhael et la Quarantaine… J’ai toujours voulu comprendre comment elle s’est construite. Comment s’est fait ce mélange d’ancien et de modernisme à Aïn el-Mreissé et Hamra par exemple ? Pourquoi certaines façades, qui présentent des architectures panachées, avec des éléments ottomans au premier étage, de l’Art déco au second et des lignes années 50 au troisième, réussissent au final à conserver tant de charme ? »

« Glow », ou la magnificence de la destruction au cœur du palais Sursock-Cochrane. Une image signée Dia Mrad (70x105 cm). Photo DR

Documenter l’avant/après et le maintenant

Une curiosité urbanistique et patrimoniale qui va amener ce fils de la Békaa, natif de Ras-Baalbeck, à entreprendre des études d’architecture à l’USEK, dont il ressort diplômé en 2017. Il a alors l’ambition d’orienter sa pratique vers la préservation des bâtisses historiques menacées de disparition. Mais le marché du travail étant déjà très limité au Liban, après un an passé dans une agence d’architecture, il se retrouve au chômage. Ce qui lui donne la latitude de se consacrer plus amplement à son occupation préférée : sillonner les quartiers, les rues et les ruelles de Beyrouth à la recherche de ses trésors cachés. Muni de sa caméra, il commence par immortaliser tout ce qui fait le charme de cette ville, à ses yeux aussi intéressante et riche architecturalement que Paris ou Rome. « Mais dont le patrimoine, contrairement à celui des cités occidentales, est souvent ignoré de ses propres habitants, et totalement négligé des pouvoirs publics », regrette-t-il. Au fil de ses découvertes et des clichés qu’il amasse et qu’il partage sur les réseaux sociaux (son compte Instagram notamment) en les accompagnant de textes informatifs, Dia Mrad voit sa passion pour l’héritage architectural beyrouthin grandir au point de devenir pour lui quasiment une obsession. Et une mission. « Je me suis dit qu’il fallait que quelqu’un documente ces vestiges du passé. Entre-temps, j’avais dégoté un emploi comme photographe dans une agence immobilière opérant essentiellement à Achrafié. Ce qui me permettait de rester dans ce secteur 6 jours sur 7 et d’en découvrir ses moindres recoins. » Il immortalise ainsi autant les demeures cossues, les beaux édifices anciens que des bâtisses moins prestigieuses, parfois totalement décaties, calfeutrées dans des impasses ou des jardins abandonnés, mais qui racontent l’évolution sociale de la ville. À l’instar de ces immeubles dont les différents étages déclinent des architectures aussi variées que les balcons à arcades vénitiennes, les fenêtres à cadrage droit ou des éléments d’ornementation ottomans. Il suit aussi, au quotidien et au détail près, les chantiers de restauration (ou de démolition) qui ponctuent ses vieux quartiers. Et en garde trace dans des clichés qu’il prend soin de composer en avant/après.

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L’irruption de la tragédie du port va rajouter une troisième perspective à ses images, celle de la reconstruction post-4 août. Sa démarche photographique s’en trouve ainsi encore plus orientée vers l’archivage des épisodes successifs de vie de ces anciens bâtiments beyrouthins. Dont il devient, en quelque sorte, le gardien pointilleux de la mémoire.

D’autant qu’en octobre 2020, il quitte son emploi pour rejoindre Beirut Heritage Initiative, une ONG née dans la foulée de la dévastatrice double explosion du port et dont l’objectif est de préserver au maximum l’héritage patrimonial beyrouthin.

« Always Forever », quand Dia Mrad capte la beauté cachée des pépites architecturales de Beyrouth même dans le désastre. (70x105 cm) Photo DR

Et participer à la reconstruction...

Un tournant capital dans le parcours de Dia Mrad qui lui permet de concilier ainsi totalement son travail et sa passion, et de mettre sa pratique photographique et ses connaissances architecturales véritablement au profit de la communauté. En surveillant, par exemple, les tentatives de reconstructions non conformes à l’original. Et en les « dénonçant » dans ses clichés. « Il arrive que la bâtisse dont la construction s’était faite par étapes n’ait pas une conformité d’éléments architecturaux dans tous ses étages et que le promoteur veuille profiter du chantier de reconstruction pour l’harmoniser. En fait, ce faisant, il trahit son authenticité, dénature son histoire. Et par conséquent l’histoire de la ville. » Une ville à laquelle ce jeune homme est si attaché qu’il ne veut pas la quitter malgré de nombreuses propositions alléchantes. « Il m’arrive d’aller faire un projet dans les émirats ou ailleurs. Mais Beyrouth reste mon point d’ancrage, le lieu le plus stimulant à mes yeux », affirme-t-il. En témoignent le nouveau site web qu’il vient de développer, consacré exclusivement à ses magnifiques images des pépites cachées de la capitale libanaise ainsi que l’élaboration d’un ouvrage, sous forme de guide, sur le même thème.

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Tout comme il a offert le premier tirage (sur une édition de 8) de la photo de Gibran aux enchères caritatives menées au profit de Life Lebanon UK et Seal Fondation pour la reconstruction des quartiers dévastés de la capitale libanaise… Quoi qu’il fasse, Dia Mrad, ses actions comme ses pas le ramènent toujours vers Beyrouth. Un jeune talent à suivre, assurément, sur Instagram (@diamrad), sur son site web ou, même, dans ses déambulations enchantées en ville...

Pour découvrir ses photos : https://diamrad.com/on-display

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