Critiques littéraires Dossier

John Le Carré, le polar : deux constances amoureuses

John Le Carré, le polar : deux constances amoureuses

Le monde du polar aime « périphrase et dignité » comme le signale en l’article ainsi intitulé de son Dictionnaire amoureux Pierre Lemaitre : Ténor du polar, Roi…, Reine…, Pape... John Le Carré que nous venons de perdre et qui nous assurait tous les deux ou trois ans un haut divertissement de l’intelligence et de la salubrité a souvent été surnommé « le roi du roman d’espionnage ». Ce titre paraît désormais étriqué tant l’auteur se prouve un maître du roman tout court, sur les pas de Graham Greene. Dans ce Dictionnaire, Le Carré ne figure comme entrée que sous le nom de son principal personnage, George Smiley, petit, bedonnant, cocu, réservé mais sûr de soi… La trilogie qui a rendu célèbre ce « bedeau du renseignement » ne porte pas son nom mais celui de son adversaire. Il n’y est même qu’« intérimaire » ou « surnuméraire » tout en « incarnant l’intelligence même ».

John Le Carré né David Cornwell (1931-2020) a été espion britannique de 1956 à 1964. De son passage dans le MI5, il retient des leçons littéraires : la suppression des redondances et la nécessité d’être clair. De la couverture diplomatique pour son travail d’agent MI6 en RFA, il garde une aversion pour l’Allemagne d’Adenauer qui perpétue discrètement le régime nazi dans l’administration et le renseignement. À l’heure des sixties où l’on dévoile des espions traîtres opérer pour les soviétiques à l’intérieur de l’establishment britannique (G. Blake, Kim Philby…) et faire des ravages, il devient un « transfuge littéraire ». Si le métier d’espion est de gagner des traîtres, peut-on condamner ceux qui dans vos rangs le deviennent ? Ne vaut-il pas mieux trahir par la littérature que de passer à l’ennemi ? L’Espion qui venait du froid (1963) donne une notoriété internationale à l’auteur. Le Cirque lui en veut d’avoir décrit ses agents comme bruts, assassins, incompétents, mais un haut gradé qualifie l’opération berlinoise narrée « de la seule (…) d’agent double qui ait jamais marché ».

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La Trilogie de Karla (La Taupe, 1974 ; Comme un collégien, 1977 ; Les Gens de Smiley, 1982) impose l’auteur comme le meilleur révélateur de la guerre froide : il en capte l’esprit tout en le déconstruisant, sort de l’ombre les luttes tortueuses des services de renseignement, monte des machinations antagoniques d’une subtilité prodigieuse, ne tombe jamais dans le manichéisme. Les personnages aux prénoms évocateurs sont implantés dans leur accent, leur région, leur famille, leur éducation, leurs espoirs et leurs mystères. Background social, virtuosité du détail, psychologie compréhensive, sens des narrations superposées ou combinées, maîtrise des dialogues, tout relève une maestria et soutient l’attention. Avant que ne tombe le mur de Berlin en 1989, Le Carré commet une œuvre autobiographique, Un pur espion (1986) où sont tramés ensemble l’appel de la trahison à tout espion, et le rapport existentiel à un père menteur et escroc.

La chute du mur et la fin de l’Empire soviétique ne tarissent pas l’inspiration de Le Carré, ni ne mettent en sourdine ses prises de position éthico-politiques. Sa méfiance à l’égard de la Russie de Poutine n’a d’égale que son rejet de la mainmise américaine sur la politique du Royaume-Uni. Européen convaincu, il ne cesse de combattre l’ultralibéralisme, les tentatives des multinationales pour privatiser les services de l’État et faire perdre à la nation son âme. Le théâtre de ses romans s’universalise : le tiers monde où les miséreux servent de laboratoire, les régions où les peuples sont massacrés et chassés de leurs terres, les nouvelles vagues migratoires… Partout l’appât du gain, des bandes rapaces sans aucun scrupule, des montages artificiels fondés sur le mensonge et l’arnaque. Face à ces ennemis, l’œuvre de fiction recourt à ses adjuvants propres : un grain de sable grippe les machinations diaboliques. C’est le potentiel humain, l’humanité de l’homme faite de liberté, d’exigence éthique, de patriotisme, d’amour et d’amitié, de désir de compensation ou de vengeance. Quelqu’un résiste, refuse, déniche des solidarités anciennes ou nouvelles pour l’appuyer, trouve la force capable sinon de vaincre, du moins de mettre à nu la mystification.

La grandeur de Le Carré, c’est une psychologie radicale fondant une hauteur morale et basée sur elle.

D’un amour l’autre plus ancien, celui du roman policier ancré dès l’enfance et dont la lecture me ramasse quand je tombe bas. Les revues littéraires sortent de temps en temps des numéros spéciaux sur le sujet, mais avec le Dictionnaire amoureux du polar de Pierre Lemaitre, nous trouvons une somme festive et encyclopédique, amoureuse, libre, réflexive, personnelle, autobiographique, pédagogique, foisonnante d’humour. L’auteur a signé polars et thrillers. Son roman Au revoir là-haut a reçu en 2013 le prix Goncourt et connu un chiffre record de lecteurs. En bien des années les polars auraient dû recevoir ce prix, ironise-t-il, sauf justement en cette année-là !

Lemaitre élucide le concept. En France, contrairement à l’Espagne et l’Italie, on oppose romans policier et noir. Dans le premier, le crime serait individuel, dans l’autre social. Autre différence : l’un vise à rétablir l’ordre, châtie le criminel, rétablit la légalité et le monopole de la violence de l’État ; le roman noir relèverait de la subversion. « D’un côté Agatha Christie, de l’autre, James Ellroy. » La séparation pour être globalement juste n’en connaît pas ses eaux mêlées. Le Dictionnaire se veut rassembleur.

L’auteur dresse une brève histoire du polar dont l’acuité est utile pour servir de fil d’Ariane. Au début fut le roman d’énigme où l’enquête et la lecture doivent remonter d’indices parsemés à un criminel et à un stratagème. C’est le whodunit avec Dix petits nègres (1939) en exemple. Parmi ses déclinaisons célèbres le crime « en chambre close » (Le Mystère de la chambre jaune, 1907) et l’inverted tale : on connaît le coupable mais on suit l’enquête qui y mène (série Tv Columbo).

Vient ensuite dans les années 1920 un changement d’ère : le hard-boiled accompagne un temps où le monde occidental est plus urbain que rural, connaît une explosion démographique et criminelle, la crise économique, les ravages du capitalisme. Dans cette atmosphère où prédominent sexe, violence, corruption, alcoolisme, le suspense du hard-boiled, dixit Todorov, va de la cause à l’effet alors que whodunit allait de l’effet à la cause. Le détective reste la figure emblématique dans Hammett, Chandler, Chester Himes. La vague atteint la France après guerre avec la « Série noire », collection de Marcel Duhamel, les romans de Léo Malet, Jean Amila…

La grande nouveauté française vient avec J.-P. Manchette qui met « la contestation sociale au centre du polar » (F. Guérif). Le « milieu » de Simonin (joué au cinéma par Gabin) fait place aux barbouzes, à la lutte des classes, à la marginalité, dénonce les versions hexagonales de la corruption, donne figure à la banlieue. Daeninckx, Fajardie, Jonquet, J-B Pouy, d’autres, s’imposent. Le détective (personnage artificiel en France) cède la place au flic, passage « rétrospectivement cocasse » alors que la politique française « s’apprête à pédaler furieusement en sens inverse ».

Présentement, le paysage est confus et on perçoit mal ce qui peut unir les œuvres qui paraissent. Quoi de commun entre Da Vinci code et le Quatuor de Los Angeles ? Les raisons ne manquent pas à la fragmentation : mondialisation de la littérature ? Essoufflement du genre ? Déboires de la démocratie ? Elles se conjuguent, sans doute.

Le Dictionnaire réunit auteurs, maisons d’édition, revues, traducteurs, collections (article instructif sur l’histoire, les vertus de la « Série noire » et les critiques justifiées qu’on lui adresse), festivals. Il parle des romans sans « divulgâcher » leur lecture. Ce qui ne l’empêche pas de choisir, d’écarter, de rejoindre son lecteur et de s’en séparer : « Je vais (…) tout ramener à moi, mais si on ne le fait pas dans un ‘dictionnaire amoureux’, où pourra-t-on le faire ? » (J’ai regretté l’absence de Peter Cheyney et de Léo Malet qui ne sont que cités, été ravi de retrouver Pottsville, 1280 habitants et Un nommé Louis Beretti « chef d’œuvre tout court »). Les diverses nationalités sont présentes : l’anglaise et l’américaine bien sûr, mais aussi les Italiens, les Espagnols, les Scandinaves, les Allemands, les Japonais… Des définitions utiles sont données (Pulp, Pitch…), des divisions de travail précisées (Boileau-Narcejac). Les théoriciens, historiens, critiques du genre enrichissent les articles sans avoir le dernier mot : « Je ne suis ni un analyste ni un critique et je n’ai pas toujours d’argument bien frappé pour dire qu’ils se trompent. » La BD n’est pas absente mais c’est le cinéma qui occupe la place importante. Dans « Le Parrain », il n’est question que du film ; Hitchcock figure comme entrée. (Je note avec plaisir une faille : l’absence de l’Eva de Losey dans la filmographie de J. H. Chase, une œuvre acide avec Jeanne Moreau et Stanley Baker dans une Venise pluvieuse.)

L’autobiographie se mêle agréablement à l’humour dans l’article « Daniel Pennac » : « Le parcours de Pennac est celui d’un cancre devenu professeur puis écrivain. À ce stade du portrait, je sens que je m’agace parce que la succession ‘cancre, professeur, écrivain’, c’est tout moi. Je ne comprends pas pourquoi il m’est passé devant. » Ailleurs, la voix est grave : parlant du Pike de Whitmer : « Il y a des livres, comme celui-là, magiques, qui ne demandent qu’à rester en vous. Et de continuer à vous ronger l’âme. »

La dimension pédagogique de Lemaitre pour laquelle il se dit doué est souvent attestée. De Hammett à « l’écriture très sobre, quasiment dépourvue d’adjectifs » il tire le tempo : l’auteur, disait l’Américain, « doit savoir comment les choses arrivent – non pas comment on s’en souvient des années plus tard – et il doit les écrire telles quelles ». D’Hitchcock, il évoque des principes narratifs pour sauver une intrigue chancelante et l’importance essentielle du méchant. Une éducation continue.

Peut-on enfin boucler la boucle en réunissant Le Carré et le polar éclaté de notre temps ? Le polar, dit Lemaitre, est dans notre monde en quête d’ubique transparence, « l’un des derniers lieux où le mystère reste une qualité et le mensonge une voie d’accès à la vérité ». Mystère et mensonge salvateurs demeurent aussi les capitaux d’écriture de Le Carré. Mais le premier s’achemine parfois vers le découragement : « l’auteur de romans noirs doit devenir l’amant du désespoir » (Robin Cook). L’autre garde vive, arguant du potentiel humain, la flamme de la résistance et de l’espoir.


Dictionnaire amoureux du polar de Pierre Lemaitre, Plon, 2020, 816 p.

Le monde du polar aime « périphrase et dignité » comme le signale en l’article ainsi intitulé de son Dictionnaire amoureux Pierre Lemaitre : Ténor du polar, Roi…, Reine…, Pape... John Le Carré que nous venons de perdre et qui nous assurait tous les deux ou trois ans un haut divertissement de l’intelligence et de la salubrité a souvent été surnommé « le roi du roman...

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