Plus d’un demi-siècle au service d’un langage universel qui dispense chaleur humaine, bonheur au cœur et rythmes. Chez les Rahbani, la musique est l’affaire de toute une vie. Et Élias Rahbani n’y dérogera pas. L’exemple était déjà donné par ses deux mentors de frères, Assi et Mansour, qui non contents de simples ritournelles soyeuses, ont bâti un univers féerique où l’opérette au clair de lune et avec des révolutions prémonitoires ont fait florès, séduisant tous les festivals libanais et les capitales arabes. Élias, plus facétieux et porté à une sympathique drôlerie, a volé la vedette sur des lignes mélodiques différentes mais tout aussi radieuses, veloutées et impalpables. Une festive sarabande de notes qui ont mis des couleurs vives et pétillantes aussi bien dans les innombrables jingles publicitaires que dans les bandes-annonces des programmes radiophoniques ou les feuilletons populaires du petit écran. Ou même dans certains films où la comédie sentimentale disposait de tous les ingrédients de la bonne humeur…
Souffrant depuis une semaine du Covid-19, il s’en est allé hier en toute discrétion, à l’âge de 83 ans. Compositeur prolifique et à succès, il laisse derrière lui une foule de partitions aux sonorités douces, légères et joyeuses. Comme sa personnalité agréable et pétrie d’humour.
Élias Rahbani ne manquait jamais l’occasion de faire un trait d’esprit ou de lancer une boutade pour arracher un sourire au public comme à tout interlocuteur.Producteur, chef d’orchestre et pianiste au toucher aérien, Élias Rahbani a longtemps vécu à Naccache dans ses studios qu’il partageait avec ses fils Ghassan et Jad, également musiciens. Feyrouz, Sabah, Joe Diverio, Samy Clark, Wadih el-Safi, Nasri Chamseddine, Melhem Barakat, Samir Hanna, Georgette Sayegh, Julia Boutros, Magida el-Roumi et bien d’autres ont interprété ses charmantes lignes mélodiques. On se souviendra longtemps, pour un Beyrouth autrefois noctambule, fêtard et cosmopolite, de la pétarade de ses refrains, ritournelles et chansons qui ont pour nom Ya Laure houbouki, Dakhlak ya tayr el-warwar, Atalouni Ouyouna el-soud, Min’oul khallesna, Kan Aanna tahoun… Autant de rengaines qui ont marqué la mémoire collective.
Nourri de culture étrangère (avec une prédilection pour le français), le compositeur avait un large éventail d’inspiration et, pour ceux qui l’ignorent, même la musique classique (l’aspect moins lutin et ludique de sa composition), dans ses clefs diverses, n’avait pas de secrets pour lui. Un concert à West Point atteste d’ailleurs de la prouesse inconnue de ses morceaux classiques conservés dans ses tiroirs…
Discret géant
Les opérettes à caractère théâtral, il les a visitées lui aussi. Ayyam Sayf à Beiteddine en 1972, Ghadat el-Camelia (La dame aux Camélias) au théâtre de l’Athénée à Jounieh, avec Lady Madonna et ensuite Suzanne Tammim, ou encore Safret el-Ahlam, tissent les frontières de son engouement pour les feux de la rampe. Si la pièce de Dumas fils n’a pas fait long feu et n’a pas rencontré le succès escompté, ce n’est pas à cause de sa valeur musicale et encore moins de la mise en scène de Gérard Avédissian, mais plutôt des maladresses et caprices de ses stars féminines…
Formé à l’Académie libanaise des beaux-arts, auteur de plus de 2 500 chansons et de bandes originales de 25 films égyptiens dont Dammi doumoui wa ibtisamati (Mon sang, mes larmes et mon sourire), Ajmal Ayyam Hayati (Les plus beaux jours de ma vie) et de nombreux films libanais dont le feuilleton Aazef al-Leil (Le musicien nocturne), Élias Rahbani s’avère un discret géant d’une production musicale monumentale.
Il est certain que si le public n’a gardé que l’aspect d’une musique douce, souriante, légèrement romantique et nostalgique avec des accents parfois sirupeux, c’est que cette œuvre tentaculaire s’est frayé un chemin à contre-courant dans les années 1960-1980. La tendance était à l’époque à un certain aspect arabophone et Élias Rahbani a introduit des sonorités plus portées vers l’Occident…
Sa musique, sans se démarquer totalement de l’univers » rahbanien « qui a dominé les ondes à cette période, dénote toutefois d’une certaine indépendance, d’une liberté et d’une différence de ton. Et d’exploration musicale. Car Élias Rahbani, en navigateur solitaire, a voulu élargir l’emprise de la musique. Il a touché sans sourciller à plus d’un domaine, ce qui constituait une courageuse innovation pour son temps.
Attristé par les évènements sombres et les décadences qui ont assailli le pays du Cèdre ces dernières années, déçu par l’absence de l’État pour la défense de la dignité et la propriété de l’artiste, le plus jeune des frères Rahbani, amoureux fou jusqu’au bout de la musique, s’était retiré en toute élégance et dignité de la vie sociale publique.
Avec son départ, le parfait gentleman qu’il était avec ses vestes bien taillées, ses nœuds de papillon et ses grosses lunettes vissées sur son nez laisse en généreux héritage un charmant bouquet de notes. Des notes aux accents doux et ensoleillés comme une grappe de raisins opalescents d’une terre qu’il a passionnément aimée et qu’il n’a jamais voulu quitter malgré toutes les propositions alléchantes qui lui ont été faites…
Témoignages
Walid Moussallem, directeur par intérim du CNSM
« Élias Rahbani était quelqu’un de très proche et infiniment sympathique. Sa musique a touché plusieurs registres et horizons. Je crois sincèrement qu’il n’a pas été apprécié à sa juste valeur. On avait organisé une soirée exclusivement dédiée à sa musique et à ses œuvres en 2013 à l’Unesco. Ce n’est pas suffisant bien entendu pour ce musicien, fin fleuron du clan Rahbani, qui ne jurait que pour et par la musique…»
Antoine Farah, chef d’orchestre de la section orientale
« Une grande amitié et une complicité musicale me lient à Élias Rahbani depuis notre prime jeunesse, c’est-à-dire les années 1960. On a enseigné ensemble la musique au Collège Charlie Saad à Choueifat. Je pense qu’Élias avait un vrai don, un vrai talent pour la composition car il fouillait en profondeur tango et rumba pour en tirer des rythmes nouveaux et des sonorités originales. Et les offrait à l’auditoire, faisant fi des modes, quand la tendance de l’époque était aux mélodies orientales égyptiennes… Et il a eu gain de cause ! Ma seule consolation aujourd’hui, même s’il est mort – et qu’il repose en paix dans la lumière de Dieu – sa musique reste… »
Tout ces grands nous quittent l'un après l'autre dans une procession éternelle dans ce paradis réel, loin, bien loin, de ce paradis chimérique où ils nous laissent... merci Elias et bon voyage! Dans l'espoir qu' au jour où notre tour viendra on sera accueilli par ta musique et celles de tes frères!
14 h 01, le 05 janvier 2021