À environ quatre cents mètres de l’ancien hangar 12 du port de Beyrouth, d’où est partie la double explosion du 4 août, la statue de l’Émigré libanais continue de se dresser fièrement parmi les décombres. En regardant la photo de cet émigré immortalisé scrutant la mer, le regard pensif, l’émotion m’envahit. Une émotion bien semblable à celles vécues récemment par des centaines de milliers d’expatriés libanais qui, comme moi, ont d’abord été rongés par la culpabilité et le sentiment d’impuissance face à l’horreur, avant de tenter par tous les moyens d’aider leurs compatriotes soit en récoltant des fonds dans leur pays d’accueil, soit en répercutant dans le monde entier la détresse d’une population livrée à l’incompétence et la corruption mortelles de sa classe politique.
Faire pencher la balance
La diaspora libanaise a toujours joué un rôle essentiel dans le pays, contribuant notamment au dynamisme de son tourisme, à son rayonnement culturel et, surtout, jusqu’à son effondrement, à la santé de son économie : en 2019, les transferts de fonds personnels de la diaspora à destination du Liban représentaient 13 % du PIB selon la Banque mondiale, plaçant le pays du Cèdre au 20e rang mondial en la matière. Mais cette diaspora est désormais appelée à jouer un nouveau rôle dans la perspective des prochaines élections législatives, toujours prévues en mai 2022. Une participation politique à grande échelle des émigrés libanais pourrait en effet contribuer à faire pencher la balance en faveur de changements politiques durables, notamment en raison d’un éloignement géographique et d’un environnement culturel qui les préservent en grande partie des pratiques clientélistes gangrenant la vie politique locale.Certes, le principe d’une participation politique des non-résidents peut faire débat : outre les sempiternelles considérations en termes d’équilibre démographique entre les différentes communautés confessionnelles, on pourrait avancer l’argument que des citoyens non résidents, qui n’ont pour la plupart jamais vécu dans leur pays d’origine, ne devraient pas avoir trop d’influence sur des élections nationales dont les résultats les concernent à peine. Les exclure, cependant, c’est oublier que la plupart des expatriés ont été en fait forcés de partir à la recherche d’une vie meilleure en raison des multiples guerres, de l’inertie politique et de l’incapacité des gouvernements successifs à mettre en place un modèle économique et social viable pour l’ensemble de la population. La possibilité de voter leur permet donc de contribuer à ce que leur pays puisse sortir de ce cercle vicieux.
Ce débat a d’ailleurs déjà été tranché puisque, pour la première fois depuis l’indépendance, les Libanais de la diaspora ont pu voter aux élections législatives de 2018 – une disposition déjà prévue dans la loi électorale de 2008, mais qui n’avait pu être appliquée faute de temps. Il a fallu attendre neuf ans (les députés ont entre-temps prolongé leur mandat à trois reprises) pour qu’elle le soit. Cependant, cette avancée historique n’a jusque-là pas produit les effets espérés : si, selon des statistiques non officielles, il y aurait environ entre 800 et 900 000 non-résidents en âge de voter (contre 3,7 millions dans le pays), moins de 83 000 d’entre eux se sont inscrits de l’étranger et seuls 48 000 (2,5 % du total des suffrages exprimés) ont effectivement voté. Cette faible participation s’explique notamment par de nombreuses embûches : la loi électorale de 2017 n’a consacré que six semaines à l’enregistrement des électeurs expatriés – le délai s’étant écoulé six mois avant les élections –, et seuls 126 bureaux de vote ont été ouverts dans le monde –, la loi instaurant un seuil de 200 inscrits comme condition préalable à l’ouverture d’un bureau de vote dans une région.
Si la loi actuelle est toujours en vigueur en 2022, les prochaines élections donneraient toutefois déjà lieu à une innovation en réservant six sièges supplémentaires aux représentants des Libanais de l’étranger (portant donc le nombre total de sièges parlementaires à 134). Ces expatriés auront jusqu’en novembre 2021 pour s’inscrire.
Défis
Dans cette perspective, les défis à relever sont triples : augmenter le nombre d’électeurs inscrits à l’étranger, s’assurer que ces électeurs se présentent effectivement le jour des élections et maintenir la communauté d’expatriés engagée dans la politique intérieure avant, pendant et après le processus électoral.
Pour relever ces défis, l’accès à des informations rapides et simples est essentiel. Cela pourrait se faire par le biais des réseaux sociaux, et l’inclusion d’infographies visuelles et de courtes vidéos sensibilisant sur cette échéance et présentant les étapes nécessaires pour s’inscrire et voter. Des mesures plus ponctuelles, telles que le suivi de la semaine des élections et des incitations logistiques le jour du scrutin, pourraient aider à améliorer le taux de participation. Coordonner avec les sources médiatiques alternatives et fournir une vue d’ensemble complète et impartiale des candidats alternatifs, et de leur position sur les questions politiques-clés contribueraient par ailleurs à donner de la substance à un débat politique souvent réduit à des considérations clientélistes, confessionnelles ou géopolitiques. Une partie de la société civile libanaise et de la diaspora a déjà commencé à mettre en place des initiatives en ce sens : sous l’égide d’Impact Lebanon, des expatriés libanais ont déjà créé une plateforme numérique baptisée Sawti (« Ma voix » ou « Mon vote »), qui sera bientôt formellement lancée en ligne.
Parallèlement, il s’agira de convaincre les citoyens étrangers engagés d’origine libanaise de récupérer leur citoyenneté : si une loi votée en 2015 a permis de faciliter le recouvrement de la nationalité pour les émigrés libanais, seules quelques centaines d’entre eux en auraient effectivement bénéficié, selon un article publié le 22 avril 2018 par France 24. Un réseau organisé de centres locaux actifs dans les grandes villes de la diaspora pourrait contribuer significativement à identifier et à rallier ces personnes qui ont probablement suivi de près l’évolution de la situation au Liban au cours de l’année écoulée.
Alors que les mouvements de la société civile et les partis politiques alternatifs luttent au quotidien pour tenter de donner un nouveau visage au Liban et de le sortir de l’impasse, le temps est venu pour nous, expatriés libanais, de nous engager politiquement en rejoignant les rangs des électeurs en 2022.
Étudiant à la John F. Kennedy School of Government de l’Université Harvard et à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, membre de Sawti.
commentaires (8)
Aussi belle que cette initiative soit, ne comptez pas à ce que les expats libanais soient très différents de leurs compatriotes au Liban. En tant que lubano-canadien, je peux vous affirmer qu’une grande partie de la diaspora libanaise au Canada retient le confessionalisme, au pont qu’on dirait que ceux qui ont quitté le Liban, surtout durant ou just après la guerre, ont emmené avec eux les idéologies qui ont détruit le Liban. On parle toujours de CPL, de FL, de Kataeb, d’Amalmer de Hezbollah... tellement déconcertant pour vous dire la vérité.
Alfred Aziz
01 h 35, le 25 décembre 2020