Mère France, ce n’est pas la première fois que je m’adresse à toi, moi, petit mais grand Liban. Si petit quant à ses gouvernants. Si grand par son peuple, son histoire, sa civilisation, ses richesses, son âme, son hospitalité, ses accomplissements, ses cicatrices et ses élans.
Mère France, avant la révolution, je t’ai écrit parce que je bouillonnais et je sentais le besoin d’apprendre qui est mon père en refusant tous les prétendus pères au pouvoir. Tous sans exception. Mon peuple a compris. Il a crié dans les rues « tous veut dire tous ». Slogan si simple et général, pourtant, si vrai. C’est qu’en dénonçant les pères et en les démasquant, mon peuple a finalement compris qu’il est désormais véritablement indépendant de tout père, Mère, et de toute mère.
Que de fois ont profité les faux pères de tes richesses et des miennes pour remplir leurs poches, et pourtant, tu étais toujours là, à vouloir me protéger car tu ne cesses de parler d’amitié historique qui nous lie. Et cela est vrai. D’autant que nombre de Libanais sont francophones, la diaspora libanaise en France est énorme, les échanges entre nos deux pays sont riches, l’ouverture géographique même du Liban est orientée vers l’Europe (cette Europe qui est née de nos côtes, puis notre État est né des tiennes).
Liban. C’est très vieux. Sinon l’un des pays les plus délicieusement vieux. En revanche, l’État libanais, plutôt un non-État, est tellement jeune et immature. Un adolescent lâche, passif et insouciant à cent têtes, pataugeant dans le corps du vieux pays en agonie. Il continue à badiner qu’il va bientôt disparaître tellement il se rapetisse, tellement ses têtes sont infimes. Mère France, que de fois tu as essayé de nous aider. On a même fini par numéroter tes aides. Paris 1, 2, 3, et Paris 4 qu’on a embellie par la charmeuse « CEDRE » parce que ça fait beau, ça séduit et ça dévie, mais surtout pour éviter la redondance et l’échec implicite de tes initiatives précédentes (et actuelles !) bafouées par nos gouvernants. Des gouvernants qui ne sont pas les nôtres. Et non, Mère France, nous ne les avons pas élus. Telle une laide robe d’ogresse, ils ont confectionné des lois pour se maintenir au pouvoir, tu le sais déjà. Je te prie donc de ne plus dire que nous les avons choisis.
Par ailleurs, tu as raison quand tu signales que c’est bien à nous de les chasser. Chasser ? Je rêve du jour où on va les massacrer, et je m’inspirerai de toi, Mère France. N’est-ce pas la France qui me lit maintenant qui est représentée par un président élu et non par un dauphin autoproclamé chef-icône ? Ici, on en est gouverné par plusieurs à la fois. Que de fois tu as dit : « Aidez-nous à vous aider. » À qui t’adressais-tu ? À ces nouveaux riches et opportunistes automonarques absolus ? Mais ils sont les assassins du peuple, les auteurs de nos malheurs, de notre chronique exode, de notre dite « pauvreté » bien qu’on soit toujours riche ! Ce sont eux qui ont créé l’image du mendiant pour en profiter. Ils préfèrent littéralement tuer, affamer, forcer le peuple à partir au lieu de partir eux-mêmes.
Mère, je crois en ton aide, mais ne vois-tu pas que la meilleure façon de nous aider, c’est d’abandonner ? Pas nous. Pas le peuple ni le pays. Mais eux. Le non-État. Cette alliance diabolique « mafia-milice ». Je te prie de ne plus collaborer avec eux. De ne plus leur adresser une parole. Tous. Qu’ils soient privés de ton attention, des caméras et des médias. De toute façon, ils ne savent ni parler ni communiquer, ni avec nous ni avec toi. Plus de collaborations ni de tables rondes : ils ont transformé, au fil des décennies tes aides en ressources de richesses personnelles puis ils nous ont jeté une miette à peine de morphine. Mère France, ils ne se soucient point de moi, petit mais grand Liban. On t’a reçue en cravate bleue, ciel !, alors que tu portais une cravate noire. Tu t’es adressée à nous, et en premier, là où ils ne montraient pas leurs têtes – non pas d’autruches, mais de grands snobs insolents et indifférents qu’ils exhibent désormais dans les restos sans aucune honte. Ne leur donne plus aucune chance. Collaborer avec eux c’est accentuer notre malheur.
Mère France, ne sois pas complice. Mère France, je suis un grand peuple mais malheureux. Je suis malheureux mais je ne suis pas désespéré. Je suis déprimé mais je ne suis pas idiot. Par malheur, certains ont chanté ton retour et notre dépendance au Quai d’Orsay. Par malheur, certains veulent plus d’ingérences et se réjouissent des sanctions de l’Oncle Sam. Les sanctions vraies viendront de l’intérieur, comme il se doit, ainsi que l’indépendance de toute ingérence.
Mère France, ces dauphins loin de toute aristocratie et de toute conduite sont les causes des ingérences mêmes. C’est leur garantie pour rester au pouvoir. Parce qu’on t’aime encore Mère France, ne les rencontre pas. Qu’une photo même ne t’unisse pas à eux. Crois-moi. De toute façon, ce n’est pas bien pour toi. On ne veut pas que l’histoire et les archives retiennent des photos de Mère France avec des fascistes aux pratiques néo-nazies. Mère France, ne pense pas actuellement à tes intérêts économiques et pétroliers au Liban si tu veux toujours maintenir un discours d’amitié historique. Et crois-moi, quand l’État sera géré par de bons fonctionnaires, et non pas gouverné par des chefs de clans, nos intérêts réciproques iront à merveille : ils s’épanouiront davantage et dans le bon sens.
Mère France, oui c’est le naufrage. Titanic n’a même pas de musique pour accompagner son écoulement. C’est bizarre pourtant : dans un pays qui agonise, les festivals de musique classique et de cantiques émergent et enlacent Beyrouth pour tenter de la nettoyer après la gifle de nitrate et de sang. Un peuple qui agonise mais qui résiste et lutte par la musique et les mots ? C’est le chant du noble cygne ! Un triste chant qui est vraiment triste car il montre la grandeur d’âme et le raffinement du goût qui nécessite du temps et témoigne de maturité, à l’encontre de tous nos voisins qui ont grandi si vite et qui ne savent pas encore que la grandeur exige du temps, que l’argent seul ne fait pas la gloire.
Voici notre gloire, Mère France : un petit concert classique à Gemmayzé et à Mar Mikhaël, ces quartiers sinistrés qui sont le pivot d’une nouvelle jeunesse citoyenne et unie contre les désuètes générations et leurs chefs. Mère France, on chute. Tu viens chez nous. On chute à cause d’eux et ce sont eux qui vivent en plein déni, pas nous le peuple. Nous sommes conscients et nous lutterons jusqu’au dernier souffle, jusqu’au dernier mot. Finalement, les peuples ne meurent pas vraiment. Ils souffrent. La disparition, c’est celle des dictatures cachées et nocives. Les chefs de nitrate s’évaporeront et iront tout droit au fond de l’Atlantique, ou au fond de l’enfer qu’ils ont créé et dont ils se vantent. Ils n’ont même pas honte de nous en parler avec indifférence, de se disputer comme des garçons de cour alors qu’on agonise, de dire des bêtises qui iraient à rougir Marie-Antoinette qu’ils appellent Marie-Rose. Mère France, je te l’ai dit, ils sont incultes, barbares et ignorants.
Mère France, ces voyous médiocres habitent une autre planète orbitant autour de leurs poches et moi j’aborde le noble petit Liban en agonie. Je te prie. Ne sois pas comme eux. Ne sois pas dans le déni.
Mère France, n’écoute pas les petits hommes qui nous représentent.
Mère France, aux grands hommes, la patrie reconnaissante.
Sissi BABA
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