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Société - Témoignages

Épuisé, mal équipé et sous-payé : au Liban, le corps soignant sous une pression extrême

Depuis des mois, à travers le pays, médecins, chirurgiens et infirmières sont non seulement confrontés à la pandémie de Covid-19, mais également aux conséquences de l’effondrement économique.

Épuisé, mal équipé et sous-payé : au Liban, le corps soignant sous une pression extrême

Un médecin s’équipe avant de rendre visite à un patient atteint du Covid-19 à l’hôpital Rafic Hariri. Entre chaque visite, les médecins et infirmières doivent changer d’équipement de protection.

Ce jour-là, Mohammad Tahini a perdu deux patients. Deux patients pendant son service. Ce n’était peut être pas la première fois que cet interne était confronté à une telle situation. Mais cette fois-ci, ce fut dur, très dur. Quelques heures après avoir appelé un fils pour lui annoncer la mort de sa mère, il devait lui apprendre celle de son père. Le pire, c’est qu’il ne s’agissait là, finalement, que d’une journée presque ordinaire au sein d’une unité Covid-19.

Plus de douze heures par jour, Mohammad Tahini et son collègue Ali Hamadé sont sur le pied de guerre pour examiner des patients possiblement contaminés au Covid-19, scanner des patients et les soumettre à une bardée de tests.Tahini et Hamadé sont internes, spécialisés en médecine interne, et rattachés à l’unité Covid-19 d’urgence de l’hôpital universitaire Rafic Hariri, le plus grand établissement de santé publique du Liban et le principal centre de traitement des malades du coronavirus.

« Nous voyons des patients sans arrêt. Nous avons à peine le temps de manger, encore moins de nous reposer », raconte Tahini à L’Orient Today. « Nous n’avons jamais connu ce genre de stress et cette charge de travail », ajoute-t-il.

2020 ne ressemble à aucune autre année. Surtout au Liban, confronté à la pandémie meurtrière, mais aussi écrasé sous le poids de la crise économique, des troubles politiques et de l’explosion dévastatrice du 4 août au port de Beyrouth.

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Si nombreux sont ceux, à travers le pays, à être confrontés directement à ces multiples crises, le corps soignant est probablement en première ligne. « Ce n’est pas comme si nous menions une vie normale sans pandémie, sans crise économique et sans problèmes politiques », déclare Ali Mehanna, un médecin diplômé de 27 ans travaillant dans les ailes Covid-19 des hôpitaux de Nabatiyé et de Hadeth. « Nous, en tant que médecins, vivons tout cela au quotidien : devant nous, des gens meurent et souffrent. »

Épuisement total

Une fois qu’un patient Covid-19 est admis à l’hôpital, il a besoin de soins médicaux et d’attention 24 heures sur 24. Les personnels soignants doivent examiner chaque patient plusieurs fois par jour. Entre chaque visite, ils doivent enfiler un nouvel équipement, inconfortable, de protection.

« Je peux facilement et sans problème m’occuper de 20 patients “ordinaires” en soins intensifs », explique Pierre Bou Khalil, responsable des soins pulmonaires et intensifs au centre médical de l’Université américaine de Beyrouth. « Mais avec seulement 12 patients Covid-19, je suis complètement épuisé à la fin de la journée, physiquement et émotionnellement », poursuit-il.

Un an après l’apparition du nouveau coronavirus, le personnel soignant a encore du mal à comprendre la maladie, ses effets sur les patients et quels sont les traitements adaptés. « Normalement, quand vous traitez un patient, vous connaissez son pronostic vital. Vous pouvez donc vous préparer mentalement, dit Hamadé. Mais avec le coronavirus, on ne sait jamais s’ils vont se rétablir ou succomber. » « Et ça, c’est vraiment dur », ajoute-t-il. « La dégradation subite de l’état d’un patient peut constituer un véritable choc, même si nous sommes formés à faire face à ce genre de situation », renchérit Ali Mehanna.

Le jeune médecin se souvient d’un cas qui l’a particulièrement marqué. Le patient était un homme âgé, qui malgré le fait qu’il était malade, gardait sa bonne humeur. Un jour, il a offert un jus à Ali Mehanna et a voulu commencer à discuter avec lui. « Mais subitement, il a perdu connaissance et nous avons dû le mettre sous respirateur, raconte le médecin. Quinze minutes plus tard, il était mort. »

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Avec chaque jour qui passe, le bilan des victimes du Covid-19 n’en finit pas de grimper. Au cours de la dernière semaine du mois de novembre, le nombre de décès a battu un record à deux reprises.Derrière les chiffres, froids, il y a une réalité humaine pour les médecins.

Lorsque Tahini a compris qu’il allait devoir appeler une seconde fois le fils pour lui annoncer le décès de son père, quelques heures après celui de sa mère, il a failli craquer. « C’est l’une des choses les plus difficiles que j’ai eues à faire. Nous voyons des gens mourir devant nous chaque jour. Nous sommes totalement écrasés par la pression psychique et émotionnelle », reconnaît-il.

Traiter avec des parents inquiets ou endeuillés est encore plus difficile lorsque ses proches doutent de l’existence même du Covid-19 ou n’ont pas confiance dans les autorités sanitaires. « Des familles ont tenté d’entrer de force dans certains services, refusant de porter des masques et affirmant que le virus était un mensonge », explique Rouba Hamdach, infirmière dans le service Covid-19 de l’hôpital gouvernemental Abdallah Racy à Halba, au Akkar. « À la mort de l’un de nos patients récemment, nous avons été accusés de l’avoir tué », se souvient Hamdach, qui ajoute : « C’est vraiment difficile à entendre. »

Inviter le virus chez soi

Même une fois leur service terminé, les médecins ont du mal à oublier le virus. Depuis le début de la pandémie, Pierre Bou Khalil a redéfini la façon dont il interagit avec ses proches. Il ne va plus, non plus, dans les restaurants où il aimait se détendre. « Cette maladie a affecté nos vies et exerce sur nous un stress permanent », dit-il. Et puis il y a l’inquiétude constante de transmettre la maladie à la famille et aux amis proches. « Le plus dur est que nous avons nous-mêmes peur de contracter le virus, car nous vivons avec nos familles, explique Hamdach. C’est ma plus grande frayeur. » Les voisins de Hamdach, certains de ses collègues aussi, l’évitent depuis qu’ils savent qu’elle travaille dans une unité Covid-19. « C’est très dur », dit-elle.

Yvonne Élise Germanos a, elle, terminé en août dernier son stage de fin d’études au sein du service des urgences de l’hôpital universitaire Notre-Dame. Alors même qu’elle ne travaillait pas directement avec les patients atteints de coronavirus, sa famille l’a suppliée de ne pas aller à l’hôpital, de peur qu’elle ne contracte la maladie.

Iyad, un chirurgien de l’hôpital de Saïda qui a requis l’anonymat par crainte de répercussions au travail, a pour sa part opté pour une solution plus radicale. Depuis mars, il loue un appartement séparé dans le même immeuble que ses parents pour éviter tout risque de leur transmettre le virus. Une décision qui s’est avérée appropriée, puisqu’il a été testé positif au Covid-19 en septembre et a dû rester confiné chez lui pendant 20 jours. « À certains moments, je pouvais à peine parler à cause de la dyspnée », explique-t-il, en utilisant le terme médical pour l’essoufflement. Le patient qui a contaminé Iyad avait été testé négatif avant d’être admis à l’hôpital pour une intervention chirurgicale, mais est revenu quelques jours après sa sortie avec des symptômes graves. Il est décédé ultérieurement.

Une infirmière traite un patient au sein de l’unité des soins intensifs dédiée au Covid-19, à l’hôpital Rafic Hariri, en avril dernier.

À plein régime

Début novembre, le Liban a atteint un stade critique dans la lutte contre la pandémie lorsque le taux d’occupation des lits dédiés aux patients contaminés par le coronavirus dans les unités de soins intensifs a atteint près de 90 %. Depuis, des lits ont été ajoutés dans les hôpitaux publics et privés, réduisant le taux d’occupation à 84 %, selon les derniers chiffres de l’Organisation mondiale de la santé.

Malgré l’augmentation de la capacité, les lits ne sont pas toujours faciles à trouver. « Les patients nous arrivent dans un très mauvais état », dit Mohammad Tahini, qui est affilié à l’hôpital Rafic Hariri. « Mais quand il n’y a pas de lit disponible, il nous arrive de ne pas pouvoir accueillir un patient, poursuit-il. Dans ces cas-là, nous savons que soit il reviendra dans un état encore plus critique, soit nous le renvoyons en fait chez lui pour mourir. »

À l’AUBMC, l’un des hôpitaux les plus chers et les plus prestigieux du Liban, tous les lits Covid-19 – huit lits de soins intensifs et 21 lits réguliers – sont occupés. « Nous tournons à plein régime depuis plus d’un mois et notre personnel est épuisé », souligne Pierre Bou Khalil, ajoutant que l’hôpital souhaite augmenter sa capacité d’accueil, mais a du mal à trouver le personnel nécessaire. « Nous demandons aux internes d’autres départements de nous prêter main-forte, car nous n’avons tout simplement pas assez d’effectifs. »

Les patients atteints de coronavirus remplissent non seulement des unités dédiées au Covid-19, mais occupent également de l’espace dans les services réguliers une fois qu’ils ne sont plus contagieux, mais nécessitent toujours des soins. Ce qui n’est pas sans conséquences. Nasser Audi, un cardiologue pédiatrique, a récemment dû reporter deux opérations cardiaques pourtant programmées parce que les hôpitaux n’avaient pas de lits disponibles pour la convalescence de ses patients. « Nous ne pouvons pas continuer à faire cela, se lamente-t-il. Or, je crains que les mois à venir soient plus difficiles encore. »

À l’hôpital Saint-Georges, avant qu’il ne soit touché par l’explosion du 4 août, une infirmière se prépare avant de se rendre au chevet d’un patient atteint du Covid-19. Joseph Eid/Archives AFP

« Nous sombrons sous l’effet de la crise économique »

Bon nombre des difficultés auxquelles ont été confrontés les personnels soignants au cours de l’année écoulée sont partagées par les professionnels de santé du monde entier. Mais au Liban, les médecins et les infirmières font face à une difficulté supplémentaire : l’effondrement économique.

La crise sans précédent, marquée par des politiques bancaires oppressives, des pénuries d’équipements et une dette croissante, qui sont venues s’ajouter à des années de négligence de la part des autorités, a gravement affecté la capacité des hôpitaux à prendre soin des patients. « Certains des produits les plus élémentaires manquent », explique Tahini. Il cite notamment une pénurie, récemment, de solution saline pour les perfusions intraveineuses à l’hôpital Hariri. « Ce sont généralement des choses tellement basiques qu’on n’y pense même pas habituellement », souligne-t-il.

Les pénuries concernent aussi du matériel essentiel au traitement des patients contaminés au coronavirus, tel que les équipements de protection individuelle et les ventilateurs mécaniques. À Halba, dit Rouba Hamdach, les infirmières de l’unité Covid-19 ont été forcées de se passer de gants et de blouses de protection. « Nous sommes en concurrence avec le monde entier pour obtenir certains équipements. Or nous, en plus de tout, avons du mal à payer, explique Pierre Bou Khalil. Cela est extrêmement stressant. »

Des médicaments, dont la plupart sont importés, ont également disparu. À mesure que les fournisseurs gardent leurs stocks, les patients font le plein de médicaments et les pharmaciens rationnent les ventes. Et puis il y a ces patients, explique Ali Mehanna, qui ont interrompu leur traitement pour réduire leurs dépenses.

« Nous sombrons sous l’effet de la crise économique », lâche Élie Akoury, un interne en oncologie qui travaille dans plusieurs hôpitaux des régions de Jbeil et Kesrouan. « C’est difficile pour le patient, mais c’est vraiment difficile pour nous aussi. Si nous n’avons pas les médicaments dont ils ont besoin, que faire ? » lance-t-il.

On estime aujourd’hui que plus de la moitié de la population libanaise a atteint le seuil de la pauvreté, car le chômage augmente et le coût de la vie devient incontrôlable en raison de l’inflation galopante. Dans ce contexte, nombreux sont les Libanais qui renoncent à se faire traiter. Selon les estimations d’Élie Akoury, le nombre de nouveaux patients recevant une chimiothérapie et d’autres traitements contre le cancer va chuter d’environ 40 %. « Nous constatons que de nombreux patients s’inquiètent d’abord du prix d’un traitement avant même de penser à leur santé », regrette-t-il. « Au cours des années précédentes, nous faisions 250 à 300 opérations chirurgicales par an. Si nous maintenons le rythme actuel, à la fin de cette année nous en aurons fait 60 », abonde Iyad.

Le fait que moins de patients viennent se faire soigner suscite des inquiétudes pour leur santé évidemment, mais engendre également une réduction des revenus des médecins et des hôpitaux. Cette tendance implique aussi que les médecins en début de carrière ne bénéficient pas d’une formation aussi dense que celle dont ont bénéficié leurs aînés. « Moi-même et d’autres collègues craignons de ne pas acquérir le savoir-faire dont nous avons besoin pour devenir des chirurgiens compétents plus tard », reconnaît Iyad.

Tout le personnel soignant des unités dédiées au Covid-19 vit avec une hantise : contracter la maladie et la transmettre à leurs proches. Photos Joseph Eid/Archives AFP

Sous-estimé, mal payé

En contrepartie des longues heures de travail, des sacrifices personnels consentis et de la charge émotionnelle qui accompagne leur travail, le personnel soignant est largement sous-rétribué. En raison de la dépréciation violente de la livre, la valeur des salaires a drastiquement chuté. Les jeunes médecins Ali Hamadé et Mohammad Tahini gagnent désormais environ 150 dollars par mois (après conversion de leur salaire en livres au taux du marché noir). L’infirmière Rouba Hamdach gagne, elle, moins de 100 dollars. « Nous travaillons si dur, jour et nuit. Mais à la fin, nous sentons que notre travail n’est pas apprécié à sa juste valeur », dit Hamdach.

Quant aux médecins qui gagnent leur vie grâce aux honoraires qu’ils facturent pour les opérations chirurgicales et les consultations, leurs revenus dépendent largement des remboursements des assureurs privés et publics, dont beaucoup sont eux-mêmes endettés. « Les médecins subissent une lourde pression financière », souligne le cardiologue pédiatrique Nasser Audi. Lui-même attend toujours que certains assureurs lui remboursent ce qu’ils lui doivent pour un an de travail. Quant à ceux qui s’acquittent de leurs factures, ils le font au taux de 1 500 LL pour un dollar, alors que le taux du marché noir tourne désormais autour de 8 000 LL pour un dollar. « Les gens chantent les louanges, sur les réseaux sociaux, de ceux qui se trouvent en première ligne, mais en réalité nous sommes exploités », lâche-t-il.

Dans ce contexte instable et compliqué, de plus en plus de médecins et d’infirmières sont tentés de quitter le Liban. Quelque 400 médecins sont déjà partis cette année, selon Charaf Abou Charaf, à la tête de l’ordre des médecins. Presque tous les professionnels de santé interrogés pour cet article reconnaissent qu’ils envisageaient de chercher du travail à l’étranger.

« La plupart de mes amis et collègues sont déjà partis », explique Iyad, qui étudie lui-même ses possibilités d’émigration. « Je veux pouvoir construire un avenir meilleur pour moi-même, ma famille et mes enfants plus tard », explique-t-il.

Mohammad Tahini et Ali Hamadé ont tous deux encore un an avant de terminer leur spécialisation et de pouvoir postuler à l’étranger. « Aujourd’hui, dit Tahini, nous n’attendons plus qu’une chose : partir.

Cet article a été originellement publié en anglais dans « L’Orient Today » le 8 décembre.

Ce jour-là, Mohammad Tahini a perdu deux patients. Deux patients pendant son service. Ce n’était peut être pas la première fois que cet interne était confronté à une telle situation. Mais cette fois-ci, ce fut dur, très dur. Quelques heures après avoir appelé un fils pour lui annoncer la mort de sa mère, il devait lui apprendre celle de son père. Le pire, c’est qu’il ne...

commentaires (3)

le katar , au lieu d envoyer du materiel qui va rester à moisir comme la farine dans la cité sportive , il ferait mieux payer le personnel hospitalier avant que tout le monde fout le camp à l étranger. mais payer directement sans passer par les politiques libanais . pauvre liban et pauvres libanais

youssef barada

12 h 28, le 13 décembre 2020

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Commentaires (3)

  • le katar , au lieu d envoyer du materiel qui va rester à moisir comme la farine dans la cité sportive , il ferait mieux payer le personnel hospitalier avant que tout le monde fout le camp à l étranger. mais payer directement sans passer par les politiques libanais . pauvre liban et pauvres libanais

    youssef barada

    12 h 28, le 13 décembre 2020

  • Un malheur n'arrive jamais seul . Triste .

    Antoine Sabbagha

    16 h 46, le 12 décembre 2020

  • Excellent article! notre corp médical est la vrai représentation du Liban! Ils sont humains n'appartenant à aucune religion autre que celle de l'humanisme où ils aident leurs frères et soeurs libanais. Envoyez nos politiciens passer quelques minutes avec eux pour voir où ils ont conduit notre Patrie ils seraient alors prêts à émigrer eux aussi...

    Wlek Sanferlou

    17 h 08, le 11 décembre 2020

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