Un pays au gouvernement démissionnaire, un peuple souffrant d’un effondrement économique sans précédent, des crises successives… et dans ce méli-mélo, certains partis qui se lancent des accusations par médias interposés. Mardi, le journal télévisé du soir de la NBN, station porte-parole du chef du Parlement Nabih Berry, a lancé une attaque d’une rare violence contre le président de la République Michel Aoun et le parti qu’il a fondé, le Courant patriotique libre. Dans cette introduction (cette pratique fait généralement office d’éditorial dans les chaînes de télévision libanaises), la NBN a accusé le chef de l’État, sur fond d’une rencontre avec une délégation du Conseil supérieur de la magistrature, d’utiliser la justice pour un règlement de comptes politiques, et de mener une politique de deux poids deux mesures, qui rend certains (fonctionnaires notamment) plus vulnérables que d’autres aux poursuites judiciaires. Elle a également accusé M. Aoun d’avoir entravé la réforme de la justice en rejetant les permutations judiciaires depuis plusieurs mois déjà. Enfin, elle voit en lui le principal responsable du retard dans la formation du gouvernement de Saad Hariri.
Certes, les relations entre Amal et le CPL n’ont jamais été au beau fixe, même s’ils appartiennent en théorie au même camp politique, et qu’ils sont tous les deux des alliés privilégiés du Hezbollah. Mais pourquoi cette soudaine flambée de violence verbale médiatique, donc publique, à la veille d’une rencontre cruciale, hier mercredi, entre MM. Aoun et Hariri dans le cadre du processus de formation du gouvernement ? Et jusqu’où peut-elle mener cette fois ?
Une réponse directe à Aoun
Une source bien informée des milieux du mouvement Amal explique pourquoi les relations déjà problématiques entre les deux formations politiques se sont soudain embrasées. « Au sein d’Amal, nous pensons que les aounistes s’apprêtent à pousser la justice à se saisir de dossiers de corruption impliquant des fonctionnaires proches du mouvement, à l’instar de ce qu’ils ont déjà fait pour des fonctionnaires relevant du Parti socialiste progressiste par exemple, explique cette source. Dans l’entourage de Nabih Berry, on se demande pourquoi cette politique de deux poids deux mesures est menée, et pourquoi les fonctionnaires proches du CPL ne sont jamais inquiétés. » Cette source rappelle que la relation entre les deux partis n’a jamais été au beau fixe, et que des conflits d’intérêts les ont opposés récemment au Parlement, notamment concernant l’ouverture du débat autour d’une nouvelle loi électorale à l’initiative de M. Berry, alors que le CPL s’y opposait farouchement. Et pourtant, poursuit la source, le président du Parlement a réagi favorablement à la lettre envoyée par le président Aoun à l’hémicycle pour un soutien à l’audit juricomptable de la Banque du Liban, suite au retrait du cabinet international Alvarez & Marsal qui était chargé de le réaliser. Et le président de la République avait remercié le chef de la Chambre pour sa collaboration.
Il n’en demeure pas moins que les points de vue des deux partis sur cet audit divergent profondément (Amal serait moins favorable que le CPL à cette mesure contre la BDL), et l’atmosphère « positive » n’a pas duré, toujours selon cette même source. Enfin, le camp de Nabih Berry fait porter au président Aoun la principale responsabilité dans le retard de la formation du gouvernement de Saad Hariri. « Il ne faut pas s’y méprendre, l’introduction de la NBN n’est pas un exercice journalistique mais un message direct adressé par M. Berry à M. Aoun », estime cette source. Le mouvement Amal pourrait-il, en représailles, œuvrer à faire traduire des fonctionnaires aounistes en justice ? « Difficilement, aujourd’hui la justice est davantage aux mains du CPL », répond-elle.
« Que ceux qui ont des preuves se saisissent de la justice »
L’ancien ministre des Déplacés Ghassan Atallah, membre du bloc du CPL, confirme à L’OLJ que cette nouvelle flambée est en relation avec des dossiers de corruption, plus particulièrement, selon lui, les accusations portées actuellement contre des fonctionnaires du ministère dont il avait la charge, dont certains seraient proches d’un allié de M. Berry, le leader druze Walid Joumblatt. Plusieurs fonctionnaires de ce ministère sont actuellement poursuivis en vertu de la loi sur l’enrichissement illicite. M. Atallah lui-même précise avoir envoyé un dossier très fourni sur les pratiques illicites dans ce ministère, qui a déjà fait son chemin vers l’Inspection centrale et la justice. Un dossier qui, se défend-il, ne concerne toutefois pas des fonctionnaires d’une même appartenance communautaire et partisane.
« Ce ton employé contre nous actuellement est le signe que le système en place depuis trente ans tente de se protéger contre d’éventuelles poursuites à venir, dit-il. C’est une tentative bien claire venant de M. Berry, mais aussi, selon moi, à la demande de son allié le leader du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt, de politiser cette affaire afin d’effrayer la justice et de l’empêcher de faire son travail. Or ce dossier est bien fourni en preuves, et il est normal que la justice s’en saisisse. »
Réagissant aux accusations portées contre le camp aouniste de pratiquer une politique de deux poids deux mesures, M. Atallah lance : « Que ceux qui ont des preuves contre qui que ce soit saisissent la justice. On nous rétorque souvent qu’il faut ouvrir en priorité les dossiers du ministère de l’Énergie. Qu’ils le fassent s’ils ont les preuves nécessaires, et laissons la justice trancher ! Mais il faut savoir en revanche que les rumeurs d’une part, et les accusations étayées de preuves d’autre part, ne sont pas équivalentes. Nous ne pouvons pas entraver la marche de la justice et prétendre vouloir construire un pays. »
Jusqu’où cette nouvelle phase d’hostilités pourrait-elle mener ? « Le plus grave, c’est que la crise actuelle pourrait se prolonger, les divergences étant très importantes entre les deux parties. Elle pourrait même se répercuter sur la formation du gouvernement, qui est déjà compliquée par les tiraillements sur les quotes-parts et les noms des ministrables », estime la source proche d’Amal.
« Je n’ai personnellement peur de rien et j’irai jusqu’au bout dans mon combat contre la corruption dans les dossiers que je suis », insiste pour sa part M. Atallah.
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Il a le beau rôle Berry accusant Aoun de retarder la formation du gouvernement après avoir eu tout ce qu’il voulait comme ministères en nommant les ministres lui même avec son acolyte HN. S’ils tenaient tant à voir naître un gouvernement pourquoi avoir ouvert le bal du clientélisme au lieu de respecter la constitution et laisser faire son job le Premier ministre désigné qui était censé choisir des personnes qualifiés et propres en nombre restreint pour sauver le pays? L’hypocrisie est leur vertu et les mensonges leur pain quotidien. Qu’ils renoncent à leurs ministères et ministres s’ils veulent vraiment redresser le pays et que les juges neutres et compétents soient nommés par les services concernés sans interventions des vendus pour qu’enfin éclate la vérité et que chacun soit mis devant ses responsabilités avec les sanctions qui s’imposent. Lorsqu’on n’a rien à se reprocher on ne bloque pas tout le pays pour mettre la main sur des postes sensibles pour imposer sa loi et prétendre la vertu. Aucun parti n’aurait osé réclamer un ministère si d’office tous les autres avaient respecté la règle et la constitution. Il vient nous parler de poids et de mesures ce culotté en nous prenons pour des poires.
Sissi zayyat
11 h 25, le 10 décembre 2020