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La malédiction du boukra

Procrastination : ce mot barbare désigne la manie, bien connue de nombre d’entre nous, qui consiste à remettre à plus tard ce qui peut être fait tout de suite. Cette tentation du boukra (demain), qui donc n’y a jamais cédé avec une coupable volupté, même s’il finissait parfois par en payer le prix en frénétiques efforts de dernière heure ? Le phénomène n’a pas manqué d’intéresser les psychologues, qui se sont attachés à en déceler les causes et motivations profondes ; mais quelle sommité médicale du comportement humain pourra-t-elle jamais expliquer la colossale imprévoyance et la criminelle perte de temps dont font preuve les dirigeants libanais ?


Cela fait plus d’un an que le rafiot national prend eau. Il n’a cessé de s’enfoncer chaque jour un peu plus, malgré les déclarations rassurantes des responsables politiques, des autorités financières et des banques. De secourables mains étrangères ont été tendues, elles ont été invariablement repoussées dans les faits. Les plus humiliantes des remontrances internationales ont été adressées aux politicards corrompus, mais sans effet. Entre-temps, les avoirs des citoyens ont été pratiquement confisqués et leur bon argent, durement gagné, s’est transformé en monnaie de singe. Elle aussi, la classe moyenne a fondu, avec l’avalanche de pertes d’emplois et les rêves évanouis d’études de qualité pour nos jeunes. Le gros de la population a intégré cette cruelle tranche qui vit sous le seuil de la pauvreté, comme le relatent froidement les statistiques.


Or c’est maintenant seulement que l’on s’active en catastrophe dans les divers ministères pour amender la politique de soutien aux produits de première nécessité. Rationaliser est le maître mot de la démarche. Il y a bien, dans ce terme, comme un implicite aveu de l’absurdité – et de la criante injustice – du système actuel. Si la population et les importateurs de ces produits en tirent un bénéfice certain, la porte est largement ouverte à ces vils profiteurs de crises et de guerre que sont les accapareurs et contrebandiers opérant impunément à l’ombre d’un État failli.


Rationaliser ne dit pas tout, cependant : le terme passe sous silence le fait que, de surcroît, une grosse partie de ces produits, soutenus aux frais du contribuable, continue, jour et nuit, d’être illégalement fourguée à la Syrie sous le regard impassible, sinon complice, des autorités. Si, comme il faut le craindre, le prix de l’essence finissait par doubler ou tripler, l’impact budgétaire en serait-il le même sur la guimbarde du petit employé et la flotte de véhicules haut de gamme du nabab? Comment peut-on seulement songer à accabler le peuple quand conseillers ministériels et même présidentiels, embauchés par légions entières, sont davantage rémunérés que des patrons d’industrie sans même occuper un quelconque bureau? De quelle rationalisation a l’impudence de nous parler encore un pouvoir pataugeant jusqu’au cou dans l’affairisme, le clientélisme et le népotisme ?


Qu’ils émigrent donc ! Cette peu poétique invitation au voyage, c’est du palais de Baabda qu’elle était lancée, il n’y a pas si longtemps, aux manifestants en révolte contre la corruption et incapables, les sombres crétins, de distinguer le bon grain de l’ivraie. Rassurez-vous Monsieur le Président, c’est déjà chose faite et l’exode, des jeunes surtout, est loin de se limiter aux manifestants.


Fasse le Ciel maintenant (mille excuses, Marie-Antoinette!) qu’on n’aille pas demander aux râleurs de manger de la brioche, si le pain vient à manquer.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Procrastination : ce mot barbare désigne la manie, bien connue de nombre d’entre nous, qui consiste à remettre à plus tard ce qui peut être fait tout de suite. Cette tentation du boukra (demain), qui donc n’y a jamais cédé avec une coupable volupté, même s’il finissait parfois par en payer le prix en frénétiques efforts de dernière heure ? Le phénomène n’a pas manqué...