Sur un bord de trottoir, des femmes étaient assises, inconsolables, entourées d’enfants. Les hommes étaient rassemblés un peu plus loin, certains portant des bandages, témoignages de l’attaque dont ils avaient été victimes et qui les avaient contraints de quitter leur maison. Pour quelle raisons ? Ils ne le savaient pas trop.
Quelque 270 familles syriennes ont fui Bécharré, un village de montagne au Liban-Nord, lundi soir après le meurtre d'un Libanais de la localité, Joseph Tok, par un Syrien vivant dans la région. Le suspect, que les autorités n'ont identifié que par ses initiales, M.H., a été arrêté peu après.
Une déclaration des Forces de sécurité intérieure rapporte que l’homme, un ressortissant syrien, a admis avoir tiré sur la victime après une dispute, sans préciser la nature du litige. Les deux hommes étaient en conflit depuis environ un an, selon la police.
Quelle que soit la raison du meurtre, il a déclenché une vague de colère dans ce village proche de la région des Cèdres. Selon le récit des réfugiés qui ont fui, des dizaines de villageois armés de bâtons, couteaux et pour certains de fusils, s'en sont pris à toutes les habitations où se trouvaient des Syriens.
« Ils ont cassé la porte, brisé les vitres et sont entrés, ils nous frappés… Ils ont bousculé les enfants », affirme à L’Orient Today une Syrienne qui a requis l’anonymat. « Même en Syrie, nous n’avons pas vécu une telle horreur ». « Tout allait bien auparavant, mais cette affaire a tout détruit en une demi-heure », poursuit-elle.
Saïd al-Helayal raconte, lui, que les hommes qui ont pris d'assaut sa maison ont frappé avec des bâtons sa femme et son fils de deux ans et demi. Et après que la famille a fui la maison, dit-il, les assaillants y ont mis le feu. « Comment suis-je censé aider maintenant mes enfants à effacer cette image ? », demande-t-il. « J’ai quitté la Syrie juste pour qu’ils échappent au terrorisme, qu’ils ne connaissent pas l’horreur, les avions de combat et la guerre, pour qu'ils ne voient rien de tout cela. »
Une coexistence difficile s'effondre
La plupart des quelque 1.000 Syriens vivant à Bécharré ont fui la province d'Idlib au début de la guerre civile syrienne il y a huit ou neuf ans, explique le réfugié Salah Soudan al-Ghajar à L'Orient Today. Ils ont choisi cet endroit parce qu'ils savaient qu'ils pouvaient travailler dans l’agriculture à Bécharré, une ville historiquement chrétienne perchée dans les montagnes au-dessus de la vallée de Qadisha. Contrairement à ce qui s’est passé dans d'autres zones agricoles, où les camps de réfugiés informels ont proliféré, Ghajar précise que la plupart des Syriens vivant à Bécharré louaient des maisons et avaient un statut légal à travers des garants libanais.
« Nous travaillions et vivions bien, et c’était sûr, poursuit-il. La situation est restée stable pendant huit ans ».
Il y avait, néanmoins, des tensions ponctuelles. Il y a trois ans, la municipalité a publié un décret imposant aux Syriens un couvre-feu à 18 heures et leur interdisant de louer des maisons. Le décret pointait la montée de la criminalité et soulignait que « personne ne doit nous imposer de loger de nouveaux arrivants aux dépens de notre peuple ». Les résidents de la localité ont organisé des manifestations pour réclamer l’expulsion des réfugiés et ont empêché les Syriens d'inscrire leurs enfants dans les écoles.
Jusqu’à la semaine dernière, toutefois, les Syriens affirmaient pour leur part que la situation était stable.
« Il y a eu des problèmes plus d'une fois, mais en général, tout allait bien », affirme le réfugié Fayçal Ahmed Hamdoun, la tête et la main encore bandées suite aux coups qu'il a reçus lundi soir. L'hôpital local de Bécharré a refusé de l’admettre, assure-t-il, et il n'a pu faire soigner ses blessures qu’une fois arrivé avec sa famille à Tripoli. Ce qui a rendu l’attaque encore plus choquante pour les Syriens est le fait que les victimes connaissaient les assaillants. « Je les connaissais du village, nous nous connaissions tous », dit-il.
Si les agresseurs n’étaient pas des inconnus, les Syriens qui ont fui affirment qu’ils en savaient peu sur le suspect du meurtre de Tok, un Syrien qui n’était pas originaire d’Idlib comme l’étaient la plupart des autres Syriens de la ville. « Nous ne le connaissons pas», assure Ghajar. « Ce type était seul, il n’a même pas de famille dans la région.»
Le président du conseil municipal de Bécharré, Freddy Keyrouz, a déclaré aux journalistes qu’il s’inquiétait de savoir comment et pourquoi le Syrien s'était procuré une arme à feu et combien d’autres réfugiés pourraient être armés.
« Quelles que soient les raisons du crime, la question centrale est la suivante : pourquoi un ressortissant syrien, qu’il soit réfugié ou journalier, était-il en possession d’une arme ? ». La municipalité a publié une déclaration appelant les forces de l'ordre à fouiller les maisons des Syriens et à vérifier leurs papiers, bien qu'à ce moment-là presque tous avaient fui.
Certains habitants de Bécharré ont fait écho aux sentiments du président de la municipalité. Zmerrod Lozom, propriétaire d’une épicerie locale, a déclaré à L’Orient-Le Jour, qu’elle était préoccupée par la présence des réfugiés. « Il y a de plus en plus de réfugiés syriens à Bécharré. Certains d'entre eux peuvent avoir des intentions et des projets qu'ils nous cachent », a-t-elle déclaré. « Je préfère Bécharré sans les réfugiés. »
D'autres, cependant, ont adopté un point de vue plus compatissant.
« Tous les réfugiés syriens ne devraient pas payer le prix du crime d’une seule personne », a déclaré à L’Orient-Le Jour Tony Nehmé, un habitant du village. « Certains habitants de Bécharré ont été scandalisés par l'atrocité du crime, mais il faut toujours remettre les choses en perspective, d'autant plus que les réfugiés sont déjà dans une situation de misère », abondait Tony Rahmé, un autre habitant.
Un deuxième déplacement
Laissant derrière eux vêtements, meubles et autres effets personnels, de nombreux Syriens ont quitté Bécharré avec seulement ce qu'ils pouvaient porter. Certains ont passé la nuit à se cacher dans la vallée en contre-bas de la ville, puis sont partis en bus le matin. D'autres ont fui la ville pendant la nuit, aidés par des Libanais compatissants.
Craignant qu’en s’arrêtant dans l'un des villages voisins, ils ne soient la cible d’une deuxième attaque, la plupart des réfugiés, indique Ghajar, se sont directement rendus à Tripoli, où certains ont trouvé refuge provisoirement dans des mosquées ou chez des parents ou amis.
D'autres ont installé un camp à côté du bureau du HCR où, disent-ils, des habitants sont venus leur apporter de la nourriture et de l'eau, précisant toutefois que peu d'aide leur est parvenue jusqu'ici de l'ONU.
La porte-parole du HCR, Lisa Abou Khaled, a déclaré que l'agence « suivait de près » l'affaire et « préconisait avec les autorités concernées de promouvoir le calme et d'exhorter à éviter les représailles et les expulsions ». « Nous avons discuté avec le ministère de l'Intérieur, la municipalité de Bécharré et d'autres autorités compétentes de la nécessité de résoudre ces problèmes par leur biais et non via des individus ». Lisa Abou Khaled a affirmé que l'agence avait envoyé du personnel supplémentaire à Tripoli pour évaluer la situation des familles déplacées. Pour l'instant, dit-elle, ils ont conseillé aux réfugiés de « chercher un autre endroit temporairement » et ceux qui n'en avaient pas « ont été réinstallés dans des abris gérés par le HCR et ses partenaires ».
L'ONU n'a trouvé de logements que pour 10 familles sur les plus de 250 expulsées, indiquaient toutefois Ghajar, vendredi. « Les gens de Tripoli nous ont aidés à nous loger, certains dans des mosquées, d'autres dans des maisons, mais à titre individuel », déclare-t-il. « Nous voulons une solution pour tout le monde. »
Même si la municipalité et les habitants de Bécharré acceptaient de les laisser revenir, les réfugiés interrogés par L'Orient Today assurent qu'ils n’y retourneront pas. « Nous ne pouvons pas faire marche arrière », lance Hamdoun. « Comment pouvons-nous repartir vers le danger et les menaces de mort ? ».
(Cet article a été publié originellement en anglais dans L'Orient Today, le 27 novembre 2020)
commentaires (2)
Il est grand temps de trouver une solution aux syriens qui résident sans aucune condition au Liban et sans savoir jusqu 'à quand .
Antoine Sabbagha
18 h 55, le 29 novembre 2020