L’appel a duré à peine une minute. Entre Saad Hariri et Gebran Bassil, la relation est glaciale. À peine ont-ils accepté de se reparler par la suite. Sans dialogue consistant entre le Premier ministre désigné et le chef du Courant patriotique libre, les perspectives de former rapidement un gouvernement sont pourtant faibles, si ce n’est inexistantes. C’est la raison pour laquelle Patrick Durel, le conseiller pour le Moyen-Orient du président français Emmanuel Macron, a demandé à Saad Hariri, alors qu’il se trouvait chez lui, d’appeler Gebran Bassil, lors de sa visite à Beyrouth la semaine dernière. Sans succès. Il faudra plus qu’un appel pour réchauffer l’ambiance entre les deux leaders.
Du partenariat passé, qui fut l’un des piliers du mandat Aoun, il ne reste plus qu’un goût d’amertume et de déception mutuelle. Certes, la relation entre les deux leaders n’a jamais été au beau fixe et est passée par monts et par vaux. Depuis la naissance de ce partenariat forgé un peu contre nature, la concurrence est partout sur fond d’une bataille de prérogatives. Mais le point de non-retour semble désormais avoir été atteint, même si rien n’est jamais définitif dans la politique libanaise.
Depuis qu’il a été désigné Premier ministre, et après les traditionnelles consultations parlementaires, Saad Hariri ne s’est entretenu officiellement qu’avec le chef de l’État Michel Aoun. Le message est clair : le chef du courant du Futur veut défendre ses prérogatives et former lui-même le gouvernement. La Constitution ne l’oblige pas à consulter à répétition les parties mais, dans la pratique, les gouvernements se forment à la suite d’un marchandage politique entre tous les acteurs depuis des années. Sur le principe, difficile de contredire le Premier ministre désigné. Mais là où les choses se compliquent, c’est que Saad Hariri aurait effectivement déjà fait plusieurs concessions aux autres parties politiques, notamment au tandem chiite et à Walid Joumblatt. Le chef du CPL peut ainsi, à juste titre, demander que la même logique lui soit appliquée. « Ils doivent comprendre que les chrétiens ont droit à une part égale », s’offusque le député aouniste Eddy Maalouf connu pour sa proximité avec Gebran Bassil.
Traduit en langage gouvernemental, cela revient à dire que c’est au CPL, la plus grande formation chrétienne, de nommer ses ministres. Autrement dit : avoir la main sur quasiment la moitié du gouvernement et être donc en position de force par rapport à Saad Hariri. Dans les milieux du courant du Futur on s’évertue à déconstruire la logique défendue pas les aounistes et on rappelle à qui veut l’entendre qu’en définitive, c’est à Saad Hariri qu’échoit la tâche de former le gouvernement et non au « président de l’ombre » que prétend être Gebran Bassil.
Bras de fer à deux niveaux
Le Premier ministre désigné se serait toutefois déjà engagé à accorder le portefeuille des Finances aux chiites, faisant lui-même exception à la règle qu’il s’est fixée. Une pilule que le chef du CPL n’a jamais pu avaler. Pour Gebran Bassil, ce sont les droits des chrétiens qui sont menacés. « Pourquoi Saad Hariri peut se prévaloir d’un droit de regard sur la désignation des ministres chrétiens alors que l’inverse n’est pas vrai ? » s’interroge M. Maalouf en allusion au fait que le chef de l’État n’a pas son mot à dire sur la nomination des ministres sunnites. Ce que M. Maalouf omet toutefois de dire, c’est que le président peut, conformément à la Constitution, stopper le décret de la formation s’il n’en est pas satisfait. « Bassil veut s’affirmer et démontrer qu’il a une mainmise sur le gouvernement comme cela était le cas pour le chef de l’État avant Taëf », commente Moustapha Allouche, membre du bureau politique du courant du Futur.
Le bras de fer se joue en fait à deux niveaux : celui de la répartition des ministères et celui de la nomination des ministres. « Si le Premier ministre a consenti à octroyer les Finances à la communauté chiite, il ne leur a pas accordé pour autant le droit de nommer eux-mêmes leurs ministres », avance Moustapha Allouche. La question de la nomination des ministres devrait toutefois être un obstacle supplémentaire à la formation du gouvernement. Si chaque partie nomme ses ministres, on revient à la situation qui prévalait avant la révolution d’octobre 2017 et qui a notamment conduit à une impasse totale pour des raisons non seulement de compétence mais aussi d’impossible gouvernance. Mais dans le même temps, le gouvernement, pour être en capacité d’effectuer les réformes demandées par la communauté internationale, doit avoir une forte assise politique, ce qui nécessite d’impliquer toutes les parties. C’est le pari de l’initiative française, qui est pour l’instant embourbée. Comment trouver un juste milieu entre ces deux logiques ? « L’important n’est pas de savoir qui distribue les maroquins mais si les ministres nommés sont compétents et crédibles », fait valoir un diplomate occidental.
Coup de poignard
Par-delà le bras de fer qui oppose les deux hommes autour de la formation du cabinet – un processus qui leur sert de plateforme pour régler leurs comptes –, on assiste à un véritable combat de coqs. Aucun ne veut céder, par fierté autant que par calcul politique. Si du côté haririen on affirme que le chef du courant du Futur a compris très tôt déjà qu’il est quasiment impossible de coopérer avec Gebran Bassil – du fait notamment de son « arrogance et de son appétit insatiable pour le pouvoir » –, dans les milieux aounistes on évoque une perte de confiance totale entre les deux anciens alliés qui a conduit à ce blocage et à la froideur dans les rapports.
Humilié et affaibli par les sanctions américaines qui l’ont touché de plein fouet, Gebran Bassil en veut énormément à son ancien partenaire, qui, a-t-il laissé entendre il y a une dizaine de jours, l’a privé de toute immunité face à la foudre des États-Unis. Il faisait allusion à la démission-surprise de Saad Hariri une semaine après la révolution du 17 octobre. N’étant plus ministre, et ayant été écarté de la scène politique, comme il le dit, il serait ainsi devenu une proie facile. Ce n’est donc pas à la seule administration américaine que le chef du CPL fait assumer son « assassinat politique », mais aussi et indirectement à Saad Hariri qui l’aurait lâché seul dans l’arène en rendant le tablier sans prévenir qui que ce soit.
Cet épisode, affirme Eddy Maalouf, a été perçu par le chef du CPL comme un coup de poignard dans le dos. Alors que tout le monde conseillait à Gebran Bassil de prendre les devants et de démissionner pour se rallier la sympathie des protestataires, ce dernier a refusé, « par éthique à l’égard de M. Hariri », avance M. Maalouf. « Sans avertir aucun de ses partenaires au pouvoir, Saad Hariri a fait le jeu de la rue et annoncé sa démission », déplore l’ancien député.
C’est d’ailleurs pour tenter de se renflouer politiquement que le chef du CPL, qui joue aujourd’hui sa survie politique, essaye de gagner en influence dans le futur gouvernement. « Il a besoin d’une issue. Si le nouveau cabinet réussit dans sa mission d’attirer un soutien externe, il aura ainsi assuré son retour au gouvernement. Si Saad Hariri échoue dans son opération de sauvetage, il lui fera assumer seul la responsabilité », décrypte M. Allouche.
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L’Administration américaine a accusé Gebran Bassil d’enrichissement illicite en siphonnant l’argent public et les aides internationales prodiguées au Liban. Tant que M. Bassil ne démontre pas à l’Administration américaine et au peuple libanais l’origine de sa fortune au Liban et dans le monde, en particulier dans les paradis fiscaux, et ce, depuis 2008 jusqu’à aujourd’hui, il n’a aucun droit de parler de politique intérieure et surtout de la formation du nouveau gouvernement, d’autant qu’il n’a pas le monopole de la représentation de la communauté chrétienne. En réalité, il ne représente que lui-même.
Un Libanais
21 h 28, le 18 novembre 2020