La dialectique de la rupture et de la continuité entre les administrations présidentielles américaines en politique étrangère est depuis longtemps devenue un grand classique. Non seulement le Moyen-Orient n’y échappe pas, mais il en est l’un des cas de figure les plus récurrents et les plus saillants. C’est largement à partir de ce que lègue Trump à son successeur, à l’Amérique et au monde, que la nouvelle administration devra repartir. Et le bilan est lourd, souvent irréversible, mais aussi parfois utile et exploitable.
Continuités
En termes de continuité, la présidence Biden devrait poursuivre le graduel mais inexorable désengagement américain engagé depuis Barack Obama au Moyen-Orient. Assurément, il ne s’agit en aucun cas de retrait, mais d’un allègement égoïste de l’empreinte américaine, voulue plus légère (« lighter American footprint »). Moins de troupes au sol ou sur des bases éparpillées – en Afghanistan, en Irak ou encore dans le Golfe – est la direction constante que le Pentagone a imprimée depuis l’acceptation de la débâcle irakienne et la fin – sans doute définitive – des illusions du « Nation building », affaire que Washington proclame maintenant à qui veut l’entendre qu’elle n’est plus faite pour lui.
En lieu et place, et toujours dans la continuité de ce qu’Obama avait esquissé, une accentuation de la sous-traitance géopolitique et sécuritaire de certains dossiers. Et ce, tant aux amis qu’aux rivaux : tandem émiro-saoudien au Yémen, avec un rôle plus pointu dévolu à la « Petite Sparte » ; Russie en Syrie, à charge pour elle de monter son mécanisme (le format Astana) ; et, présent partout sans être nulle part visible, Israël, nouveau point de convergence sur fond d’une complicité jamais égalée entre Donald Trump et « Bibi » Netanyahu.
En arrière-plan, sur fond de « leading from behind » obamien ou de « we don’t have a dog in this fight » (« on n’a rien à gagner à nous en mêler », NDLR) de Trump, l’utilisation des instruments de la « force intelligente » légère et dématérialisée – surutilisation des drones, abus de l’arme des sanctions financières, ainsi que de l’outil cyber. En mire, pour l’un comme pour l’autre, et il n’y a aucune raison de penser qu’il n’en sera pas de même pour Biden, la préparation à se concentrer sur le défi réel à venir : la Chine, sa montée commerciale et financière, mais surtout son ascension comme puissance de plus en plus militaire débordant sa seule zone d’influence.
Plus ponctuellement, Trump sort du pouvoir en ayant – parfois brutalement et sans nuances comme son retrait unilatéral d’un JCPOA pourtant négocié à plusieurs – rééquilibré le balancier entre Iran « chiite » et pétromonarchies « sunnites », au risque d’avoir donné aux secondes l’illusion d’un blanc-seing inconditionnel. Sur le plus ancien dossier conflictuel de la région, et celui que l’on ne considère désormais plus à Washington comme la matrice de toutes les autres conflictualités, le conflit israélo-palestinien, Trump quitte la scène en ayant pratiquement fini de liquider la cause, et de rendre manifeste ce qui était jusque-là latent, à savoir la convergence, et probablement bientôt l’alignement, entre le gros du monde arabe et Israël.
De tout cela, il ne s’agira pas seulement pour Joe Biden de renverser les dynamiques ; il voudra, sur certains dossiers, corriger les excès qui risquent de ramener l’Amérique au centre du jeu pour l’y réengluer, et ramener un semblant d’ordre dans ce qui commençait à ressembler à du chaos disruptif et pas tout à fait créateur.
S’agissant du dossier israélo-palestinien, Biden, grand ami proclamé d’Israël mais aussi de Netanyahu avec qui il se dit pourtant en désaccord sur presque tout, est en même temps amateur du logiciel classique. Il y aura donc certes un retour à l’aide humanitaire et économique à l’Autorité palestinienne, un réchauffement de la ligne Ramallah-Washington, voire la réouverture des bureaux de représentation palestinienne aux États-Unis. Il y aura aussi, pourquoi pas, le retour à l’antienne de la « solution à deux États », du principe de la « terre contre la paix » ; mais aussi, dans les faits, et en contrepartie, la préservation hypocrite et en apparence embarrassée de Jérusalem comme capitale d’Israël, acquis-gage de Biden à une large partie de son opinion intérieure. Au fond, l’administration Biden se replacera sur la ligne de départ, mais attendra peut-être tout son mandat qu’un partenaire israélien crédible émerge, pour redonner chair à cette tentative de résurrection. Il en ira de même pour les récentes normalisations des relations israélo-arabes, pain bénit pour tout président américain.
En Syrie, Biden était l’un de ceux qui s’étaient farouchement opposés au quarteron de conseillers obamiens, Hillary Clinton en tête, partisans du soutien à l’opposition syrienne ; tout comme résonne encore son silence assourdissant lors du renoncement de Barack Obama à sanctionner la transgression de la ligne rouge chimique par Bachar el-Assad. Il faut donc attendre, là encore, une continuité de la ligne Obama accentuée par Trump, à savoir la sous-traitance de la quasi-totalité de ce dossier à la Russie – « solution politique » comprise. Pour la fermeté, c’est plutôt du côté de la vice-présidente, Kamala Harris, plus pugnace sur le caractère criminel du régime syrien (un peu comme Samantha Power sous Obama), qu’il faudra regarder. Plus généralement, la coopération sur le terrain devrait mieux se passer avec Moscou qu’avec Ankara, au vu de l’antipathie ancrée entre Erdogan et Biden et du tropisme pro-kurde de ce dernier. Il reste que la nouvelle administration pourrait ne pas être fermée à des évolutions radicales du dossier, ne serait-ce que parce que son chef a associé il y a quelques années son nom à un plan souvent oublié de partition de l’Irak en trois…
Ruptures
Si le facteur droits de l’homme et respect des normes sera sans doute plus présent dans les prémices et les postures, en Égypte ou dans le Golfe, il serait illusoire d’attendre une quelconque « conditionalité » de l’aide militaire au maréchal Sissi. Pour autant, Biden et son équipe se montreront sans doute plus regardants sur le comportement saoudien au Yémen, ou plus soucieux de ne pas entièrement passer l’éponge sur la sordide affaire Jamal Khashoggi – en allant par exemple jusqu’à menacer de soutenir les initiatives sénatoriales contre le royaume. C’est en effet du côté du Golfe, et essentiellement sur son pendant iranien, que les ruptures et les retours seront probablement les plus attendus. L’équation est là à la fois simple et compliquée. Joe Biden, ancien vice-président d’Obama, est tenu de raviver le legs de son ancien patron, et de remettre à flot l’accord nucléaire avec l’Iran, perçu par son administration d’alors comme le meilleur moyen « d’éviter la bombe tout en évitant de bombarder l’Iran », selon la formule consacrée. Il devra par contre prendre en compte les insuffisances et manques de l’accord, des erreurs d’ailleurs avouées par ses conseillers de campagne et anciens négociateurs du même accord. C’est donc à un « JCPOA-plus » que la nouvelle administration s’est engagée à s’atteler : il comprendrait une autre définition du « Sunset » (que se passe-t-il après la fin de la période de non-enrichissement ?) ; une contrainte plus stricte de la prolifération non nucléaire, et essentiellement balistique de l’Iran ; et un endiguement de la poussée de l’influence iranienne dans la région, et surtout dans le corridor levantin – ce dernier objectif étant peut-être le plus compliqué parce que le plus subjectif et le moins quantifiable. Pour réussir cette gageure, Biden sait déjà, même s’il ne le dira pas, que la « pression maximale » exercée par Trump est un acquis précieux ; à charge pour lui cependant de pouvoir quand même ramener Téhéran à la table sans (trop) lui donner l’impression de perdre la face.
Et c’est dans cet interstice que bien des tiraillements, pas mal de temps et plusieurs bras de fer pourraient se jouer, avec les effets régionaux que l’on peut en attendre, et le Liban en sera sans aucun doute l’un des principaux récipiendaires. C’est en effet bien sur cela que les avenirs possibles du Liban se jouent, et c’est de cette (re)négociation qu’il s’agira d’entrevoir les retombées à même de débloquer bien des choses plus proches de nous. Relâchement des tensions dans le Golfe, assouplissement de la position des pétromonarchies, redistribution des cartes de la puissance entre riverains et régionaux, encadrement des modes d’action et de leur projection, révision des équilibres internes en fonction des nouveaux paramètres transnationaux… C’est de là que naîtra sans doute, mais peut-être après et à travers bien des miasmes et des soubresauts, une partie essentielle du nouveau paysage libanais. Paradoxalement, c’est à un regain d’intérêt pour le pays qu’il connaît bien qu’on pourrait s’attendre avec un Joe Biden qui compte, à Beyrouth, bien des amis et des habitudes.
Monde « trumpisé »
En filigrane de cet écheveau de dossiers, il y aura sans doute, et surtout, l’impondérable contrainte de l’événement et de son irruption toujours possible dans l’ordonnancement des agendas, tout aussi bien préparés qu’ils le soient. Dans la région elle-même, une cascade d’échéances électorales qui suivront assez vite le scrutin américain lui-même : présidentielle en Iran en juin 2020, où se jouera la survie de la ligne Rohani et la flexibilité négociatoire à venir ; réélection présidentielle (ou pas) en Syrie en 2021, où se jouera la reconduction de la dictature de la sanglante dynastie Assad ;
élections législatives et présidentielle au Liban en 2022, où se jouera l’affirmation ou pas d’un sursaut populaire qui cherche encore ses marques face à une classe politique encore insubmersible... Plus largement, au niveau international, un président qui devra gouverner face à un Congrès hostile, au sein d’une Amérique divisée et fatiguée. Et surtout une multitude d’autres défis – Covid-19 ; ralentissement économique mondial ; réparation des relations transatlantiques ; rivalité avec la Chine et la Russie, etc. – qui pourraient bien reléguer le Moyen-Orient dans l’agenda politique.
S’il faut sur tout cela faire un pari en prenant le moins de risques possibles, on peut d’ores et déjà escompter que le nouveau leadership à Washington sera celui d’un changement drastique de ton et de style. Celui d’un retour à des formes parfois éculées de multilatéralisme classique, dont l’Amérique serait la tête de file mais sans les mêmes attentes à son égard et avec des moyens révisés à la baisse. Bref, une Amérique telle qu’on a plus souvent eu à la connaître, voire à l’aimer. Car c’est là peut-être le plus important, la projection d’image de Washington, l’un des adjuvants principaux de ce fameux « soft power » théorisé il y a quelques décennies par Joseph Nye.
Et c’est justement là, sur cette faille, qu’il s’agira maintenant de diagnostiquer ce qui restera des quatre années de présidence Trump sur le système global. C’est une Amérique nouvelle qui se donne à voir aujourd’hui. Et elle se le donne à un monde qui, à maints égards, a lui aussi fondamentalement changé. Trump est sans doute vaincu, mais pas le trumpisme : au-delà de l’Amérique elle-même, il restera un monde tout aussi « trumpisé » qu’elle. Un monde où règnent désormais la banalisation du « bullyisme » (harcèlement) diplomatique, le mépris envers les vertus du multilatéralisme, la norme du populisme vulgaire et provocateur, et que gangrène la graine du nationalisme autoritaire. C’est au fond cela, le legs le plus durable des 4 dernières années et le cadeau empoisonné que Trump laisse au monde ; et il est difficile de croire que le Moyen-Orient n’en gardera pas, lui aussi, sa part.
Par Joseph BAHOUT
Professeur associé de sciences politiques et directeur du Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs de l’AUB.
Biden va s’atteler d’abord à la crise sanitaire, et la situation économique qui va suivre. Mais pour quoi pas un mot sur la Turquie et Erdogan, protagoniste dans la longue crise que traverse la région, s’il fallait un ""changement en forme d’exorcisme"". Changement à l’échelle du monde ? Et pas un mot sur le retrait des accords de Paris sur le climat. Très attentif au paragraphe sur le Liban : si Biden a des ""amis et des habitudes"" au Liban, c’est qu’aucun changement ne s’annonce, plutôt un statut quo et s’enfoncer encore dans la crise ? Mais qu’on me dise, qu’est-ce qui a changé au Liban pour le mieux depuis la visite éclair de Biden au Liban en 2009 ? Bien sûr on n’est pas à l’abri d’un impondérable.
12 h 23, le 16 novembre 2020