Quelques instants plus tôt, ils vivaient normalement, avec dans la tête et le cœur l’espoir de lendemains meilleurs. Auprès de leurs compatriotes révoltés, ils appelaient, au centre-ville de Beyrouth, à la chute d’un système politique défaillant, au départ d’une classe politique corrompue, qui a échoué à bâtir une nation et enfoncé la population dans la misère. Et puis tout a basculé dans le noir. Canardés en pleine manifestation par les forces de l’ordre, tous services confondus, à coups de balles en caoutchouc, de bombes lacrymogènes, de grenailles de plomb même, ils ont perdu un œil, leur mobilité et leur joie de vivre. Combien sont-ils au total à avoir été ainsi éborgnés ? Une quinzaine, selon les estimations du Comité de médecins qui a remué ciel et terre pour soutenir, soigner bénévolement et protéger les manifestants de la révolution du 17 octobre 2019.
Jad Estephan, Ayman Dakdouk, Ali Solh, Rabih Fayad, Abdel Rahman Jaber, Mehdi Borgi et d’autres anonymes se battent aujourd’hui pour garder la tête hors de l’eau. Pour sortir de cette obscurité dans laquelle les ont plongés ceux qui semblent avoir sciemment visé leurs yeux à quelques mètres de distance à peine. Pour faire taire la souffrance physique et morale qui les handicape lourdement, un an après les faits pour certains. Pour apprivoiser l’angoisse qui les submerge, lorsqu’ils évoquent leur avenir et celui du pays. Car comme ils le disent : « Nous n’avons pas tout sacrifié pour ça », en référence au retour du Premier ministre Saad Hariri, celui-là même qui avait été poussé à la démission par une rue en colère, deux semaines après le début du soulèvement.
« J’ai perdu ce qu’un être humain a de plus cher »
« En une seconde, tout est devenu noir. Pendant cinq jours, j’étais aveugle. Je n’avais d’autre alternative que d’encaisser le choc, de me faire à l’idée que je vivrais dans l’obscurité le restant de mes jours. Et puis je me suis remis à voir d’un œil. » Jad Estephan, 27 ans, est la première victime de la répression policière démesurée contre la thaoura.
Le 18 octobre 2019, deuxième jour du soulèvement populaire, il manifeste rue des Banques, au centre-ville de Beyrouth. L’ambiance est électrique. Les manifestants scandent le slogan qui deviendra l’hymne de la révolution « Kellon yaani kellon » (Tous sans exception). Puis la manifestation dérape quand les casseurs apparaissent. « Je tentais de séparer manifestants et forces de l’ordre, pour préserver le caractère pacifique du mouvement, quand j’ai reçu en pleine figure une bombe lacrymogène, tirée à moins de 15 mètres de distance, qui m’a fracassé le visage. J’ai été hospitalisé durant 16 jours. J’étais comme mort », raconte-t-il. Six interventions chirurgicales et plusieurs implants plus tard, le jeune homme doit faire le deuil de son œil atteint. « La douleur est partie, mais j’ai partiellement perdu la vue, ce qu’un être humain a de plus cher », dit-il aujourd’hui. Le jeune homme est en revanche en paix avec lui-même. « J’ai accompli mon devoir envers mon pays. Je voudrais juste que les contestataires prennent conscience que le changement ne peut se faire du jour au lendemain. » Qu’il faut donc « garder espoir » en de jours meilleurs. Avec les violences qui ont émaillé les face-à-face entre manifestants et forces de l’ordre, les premiers jours du soulèvement populaire ont vu l’émergence du Comité de médecins pour la protection des manifestants. Cofondatrice du mouvement avec nombre de ses confrères, la Dr Rania Bassil, cardiopédiatre, activiste et membre du comité exécutif du parti Sabaa, explique l’importance de la mobilisation bénévole en faveur de ceux qui ont été visés aux yeux. « Contrairement aux autres blessures rapidement traitées, les atteintes aux yeux nécessitent un suivi à long terme », explique-t-elle à L’Orient-Le Jour. « Outre le lourd suivi médical lié à la perte d’un œil, nous assistons également les contestataires sur le plan juridique. Car une plainte en justice contre l’État est en préparation, contre les forces de l’ordre plus particulièrement (Forces de sécurité intérieure et police du Parlement) », ajoute-t-elle. La tâche est lourde. Il faut souvent se démener pour assurer la prise en charge par l’État. Et puis les blessés et leurs familles ont besoin d’accompagnement. L’activiste explique qu’il lui est arrivé de « passer une journée entière au ministère de la Santé pour obtenir une couverture médicale totale ». Ce sont pourtant bien les représentants des autorités qui ont défiguré les jeunes protestataires. « Fort heureusement, nous pouvons compter sur des médecins, des opticiens et des ocularistes, qui ont opéré, soigné et suivi les patients de manière totalement bénévole », assure-t-elle.
« Il est interdit internationalement de viser les manifestants au visage »
Car nombre de jeunes protestataires blessés n’ont aucune couverture sociale. Pour obtenir la gratuité des soins et une couverture du ministère de la Santé, ils ont souvent dû batailler ou refuser de payer leur facture d’hôpital. Souvent, ils ont dû accepter une difficile réalité : lorsqu’il s’agit d’une intervention esthétique, considérée comme non essentielle, aucune prise en charge publique n’est possible. Et si par miracle ils bénéficient d’une assurance médicale, les prothèses et implants ne sont pas couverts.
Rabih Fayad, 22 ans, souffre d’importants dégâts osseux et doit subir une énième intervention chirurgicale. Le jeune homme n’a aucune couverture de santé. Mais il a été débouté par le ministère de la Santé, sous prétexte qu’il s’agit cette fois d’une « intervention esthétique ». « La prothèse qu’on devait me poser coûte 2 500 dollars. Une somme dont je ne dispose pas et que l’assurance n’a pas couverte », regrette de son côté Abdel Rahman Jaber, atteint d’une balle en caoutchouc à l’œil le 18 janvier 2020. Il n’avait alors que 17 ans. Autour du Comité de médecins pour la protection des manifestants, un réseau bénévole de spécialistes des yeux se constitue, avec notamment l’ophtalmologue Alexandre Chaccal, l’oculariste Samer Khalil et l’opticien Mahmoud Hakim pour la prise en charge totale des blessés. Abdel Rahman et nombre de victimes ne paieront pas un sou de leur poche. Même les différences de tarifications des hospitalisations seront assumées par des donateurs anonymes sollicités par les blouses blanches. « Ces jeunes manifestants oubliés de tous ont perdu un œil et leur avenir pour rien. De même que la centaine de personnes blessées aux yeux lors de l’explosion du 4 août », dénonce le Dr Chaccal, qui a soigné, opéré et continue de suivre médicalement les malades. Le spécialiste pointe un doigt accusateur en direction des autorités qu’il tient pour responsables des tirs de balles en caoutchouc et de grenailles de plomb qui ont « fait exploser les yeux » des protestataires pendant certaines manifestations. « C’est criminel ! Il est pourtant interdit internationalement de viser le visage des manifestants, martèle le médecin. Car l’objectif doit être de faire reculer le manifestant et non pas de le handicaper. »
« Je ne serai au service d’aucun zaïm »
Ce handicap, les blessés le portent aujourd’hui comme un boulet. Ils souffrent toujours ou multiplient les opérations chirurgicales pour redonner à leur visage et leurs yeux un semblant de normalité. Entre-temps, impossible de mener la moindre activité professionnelle ou éducative. Ce qui a provoqué le licenciement des plus précaires. « J’ai été visé dans les yeux par une balle en caoutchouc et des bombes lacrymogènes tirées à 5 ou 6 mètres, raconte Ali Solh, 30 ans. J’ai beaucoup saigné. » C’était le 8 août, quatre jours après la criminelle explosion du port de Beyrouth. La rue exprime une nouvelle fois sa colère. Trois mois plus tard, ce père de famille, vendeur dans une entreprise de distribution, souffre encore le martyre. « Dans l’œil atteint, je sens des élancements extrêmement douloureux, comme si on me plantait une aiguille dans l’œil », décrit-il. Mis au repos par son médecin, interdit de se fatiguer et de porter des objets lourds, il a été renvoyé par son entreprise. Il n’en a pas moins refusé l’aide financière d’un parti politique. « Je ne serai au service d’aucun zaïm. Même si c’est dur, je n’ai d’autre choix que de supporter ce qui m’arrive », assure-t-il.
La situation de Rabih est similaire. Cet habitant de la Békaa était conducteur de van. Mais depuis qu’il a perdu un œil en janvier 2020 devant le Parlement à Beyrouth et tout espoir de recouvrer sa vision totale, il reste chez lui et a donc été licencié. C’est pourtant lui qui soutenait financièrement sa famille. « Je ne peux plus conduire, j’arrive à peine à marcher », explique-t-il, évoquant une perte d’équilibre et les interventions qu’il continue de subir.
Dans les témoignages des victimes de l’aveuglement du pouvoir, le désespoir, la solitude et la peur du lendemain se mêlent à la volonté de ne pas se laisser abattre. La situation d’Ayman Dakdouk n’est pas des plus enviables. Il a tout perdu, sa vue, sa famille, sa fiancée. « J’ai quitté ma ville au Liban-Sud. J’ai lâché le Hezbollah avec lequel j’avais combattu en Syrie pour la contestation populaire », raconte-t-il. Il garde pourtant bon espoir de reprendre un jour son travail dans le bâtiment, lorsqu’il ne sera plus « dérangé par le bruit », même s’il ne cache pas qu’il veut quitter le Liban. Seul, sans argent, sans maison, il veut néanmoins remercier chaleureusement les partisans de la contestation qui l’ont hébergé et les médecins bénévoles qui l’ont « soigné comme la prunelle de leurs yeux », avec l’espoir de lui sauver son œil encore meurtri.
c'est regrettable , mais les revolutions ne mènent jamais qu'à encore plus de desastres . Arrêtez , ça suffit vraiment ne croyez pas que la situation est entre vos mains , vous êtes manipulés par ces salauds d'amerticains
15 h 23, le 09 novembre 2020