
Photo João Sousa
Jubilatoire, la révolution commencée il y a un an laisse aujourd’hui un goût amer à ceux qui avaient nourri les espoirs d’un déclassement rapide d’une classe politique dévoyée et la fin d’un système en bout de course à force de dénaturation et de compromissions. Voici venu à présent le temps du réalisme, certes de combat. À l’évidence, le « grand soir » n’est pas au rendez-vous. La solidarité d’intérêt d’une classe politique rompue aux ficelles de l’atermoiement a tenu. Elle s’est accompagnée de répression brutale et d’impunité. Elle a résisté à la colère populaire et a traité comme elle a toujours su le faire les revendications populaires par l’indifférence et son corollaire, le mépris.
Dès lors, quel bilan retenir ? Mitigé, certes, mais important. La mobilisation populaire a réussi à faire partir un gouvernement et à démasquer les faux semblants d’un autre où l’expertise a été le cache-misère d’une maîtrise politique factionnelle. Cette capacité de mobilisation populaire, bien que considérablement affaiblie aujourd’hui, a mis à nu le statut moral d’une « élite » politique dominante, désormais aux yeux de tous sans loi ni mœurs, faisant tirer sur la foule et taire des jeunes gens à coups de carabine dirigés vers le visage de militants, éborgnant les uns et défigurant les autres. Cette déchéance symbolique de la classe dirigeante libanaise, sans avoir force effective de transformation sur le terrain, a sapé la crédibilité de nombre d’hommes politiques associés au système de la corruption et de l’immoralité publique ambiante. Pas tous sans doute, puisque nombre d’entre eux s’incrustent encore dans un réseau traditionnel de gouvernance locale ou de partis armés qui les protègent. Néanmoins, tous sont atteints par cette condamnation morale dont on verra progressivement les effets au fur et à mesure de la prise de conscience par des malvoyants récalcitrants qu’une coalition politique pernicieuse et mafieuse dirige le pays ou plutôt l’exploite. Désormais, le système politique frauduleux en place est avéré. Le partage des prébendes sur l’importation des produits de première nécessité, notamment en ce qui concerne l’alimentation du réseau électrique et le système organisé de trafics en direction de la Syrie à travers des frontières laissées volontairement ouvertes et sans contrôle, signe de la manière la plus indécente la gestion de l’État par une association de fraudeurs.
Toutefois, par-delà la dimension symbolique, c’est l’incapacité du système politique libanais à s’autoréguler, ou plutôt sa capacité à s’autosaboter, qui a été révélée au grand jour durant l’année écoulée. Certes, la désinvolture face à la règle constitutionnelle, le blocage du système politique, avec ses fermetures de Parlement et ses retards dans les élections présidentielles dans l’attente du « bon candidat », ne datent pas d’hier. Cependant, l’effet de loupe du soulèvement populaire permet de mieux visionner les zizanies d’une classe politique travaillée par des détestations partagées, s’échangeant des veto mutuels enflammés, mais finalement négociés, entre des ego oublieux du bien commun. Le comble de ce naufrage politicien nous est offert par cette montée démagogique aux extrêmes par les réformistes de la douzième heure. Ces derniers, comme l’a fait le président de la Chambre des députés, oscillent, sans contradiction apparente de leur point de vue, entre la « nécessité » de passer à un « État civil déconfessionnalisé », tantôt, et l’exigence courroucée de la « nomination des ministres chiites par les partis chiites» pour la formation des gouvernements, par ailleurs ! Propositions interchangeables, soumises aux enchères publiques sans doute, que vient cependant occulter le constat désabusé, établi par la plus haute instance de la nation, que la « voie de l’enfer » était celle sur laquelle était engagé le pays. Cette ultime destination annoncée par le dirigeant d’un État failli n’est que le reflet affligeant, depuis un an, de la conduite ou plutôt de l’inconduite, incompréhensible et criminelle, par temps de faim, de pauvreté, de désolation, d’abandon des démunis, de désordre institutionnel et de naufrage monétaire inouï, des affaires publiques par une caste politique et économique qui ne veut ni agir ni partir.
Changement par paliers
Face à cet état des lieux, le désespoir ne devrait pas être le dernier mot du peuple libanais. Ni les départs massifs du pays qui sont le langage silencieux de la lassitude. Si les premiers coups de boutoir ont été portés, le changement, lui, ne viendra que de la constance de la protestation et de sa traduction en forces politiques organisées. Il est à la croisée d’une opposition qui saura fédérer ses actions et de l’impéritie continue des dirigeants actuels. Le réalisme postsoulèvement conduit à reconnaître que la déconfessionnalisation, pas plus que le départ d’un personnel politique élu, ne sera soudaine ou entière. Le vieux coexistera avec le neuf longtemps. Le communautarisme, si tel est pour beaucoup le facteur responsable de la crise, ne disparaîtra pas de sitôt, même cantonné dans une Chambre haute, pas plus que la transparence et la fin de la corruption ne se réaliseront du jour au lendemain. Les élections à venir pourront certainement contribuer par l’apport de figures nouvelles au renouveau de la vie législative sans penser que le paysage parlementaire tout entier en sera bouleversé. En attendant, le retour de politiques fourbus et usés, s’acharnant à organiser des attelages gouvernementaux divers et variés, a de quoi désespérer un peuple qui voit les responsables de son malheur prétendre le redresser. Mais il y a là aussi de quoi inciter les réformateurs d’où qu’ils viennent à aller de l’avant. Dès lors, la dynamique à l’œuvre nécessite de penser l’avenir en termes de paliers de changements progressifs qui devront accompagner et rassurer nombre de citoyens libanais appréhendant des bouleversements globaux aux contours flous et indéterminés renvoyés par des militants en mal d’union et sans doute, pour certains, de vision. Tout se passe, en effet, comme si le pluralisme anarchique qui constitue la culture politique la plus ancrée du pays s’était reflété dans la désorganisation de la société civile. Aucun des groupes militants et activistes n’est arrivé à la surmonter, ce qui est un présage inquiétant, et à dépasser cet état endémique d’existence parcellaire et séparée. Si la révolution ne doit pas forcément accoucher d’un leadership centralisé, sur le modèle léniniste, pour autant comment ne pas déplorer la guerre feutrée des chefs civils arcboutés chacun sur sa portion de réformation et sa niche de propositions. Dans l’effervescence démocratique d’aujourd’hui, se joue le pluralisme de demain. Nul besoin dès lors de demander une fusion improbable des groupes acteurs du soulèvement. Mais qui n’appelle pas de ses vœux l’intelligence des coopérations et la convergence des luttes ?
En réalité, semblable en cela à nombre de révolutions arabes, le soulèvement libanais opère dans des sociétés éclatées, touchées par la multiplication des initiatives individuelles, loin de l’emprise des partis traditionnels ou uniques capables de parler au nom de foules compactes soudées par des idéologies nationalistes unitaires et sociales. L’ébranlement de l’ordre idéologique arabe, avec ses composantes mêlées, en fonction des régions, de nationalisme arabe autoritaire et prétorien, de traditionalisme bédouin, de sociabilités communautaires et de jihadisme éradicateur, ouvre le devenir des sociétés sur un imaginaire collectif tourmenté. Le Liban politique avec le foisonnement de propositions concernant son modèle sociétal à venir et les ouvertures non dénuées d’intentions stratégiques proposées, qui vers l’Est, qui vers l’Ouest. La traduction de ce maelström laisse en tout cas la société libanaise face à des destinées ouvertes. C’est le moment de s’orienter dans la réflexion sur le rôle du Liban dans son environnement. Qui veut faire du Liban un « centre pour le dialogue des cultures » ne peut pas arrimer l’avenir libanais au modèle politique prôné par un régime étranger de nomenclature religieuse moyenâgeuse. C’est là que se situe l’apport courageux et bienvenu du patriarche maronite appelant à une neutralité bien comprise, c’est-à-dire à la nécessité de tenir la souveraineté du pays à distance des aventures régionales.
Verrous
Quoi qu’il en soit, la lucidité nous impose, un an après, de regarder la réalité en face et de pointer les verrous qui subsistent encore sur la voie du ressourcement moral et politique espéré. Mais quels sont-ils ?
Le premier provient du maintien en place du système politique, résistant à la vague de mécontentement et de contestation. Rien d’étonnant à cela pour les raisons expliquées ci-dessus, mais aussi pour cause de cynisme manœuvrier face auquel des opposants sans expérience n’ont à offrir que leurs idéaux. Cette capacité de survie s’appuie concrètement sur une stratégie de force et de blocage des dirigeants de la communauté chiite gérant en tandem, qui idéologique, qui clientéliste, une communauté mobilisée et qui oriente ainsi les destinées politiques du pays. À l’évidence, il ne s’agit ni plus ni moins pour les deux dirigeants surpuissants, y compris et surtout par les armes qu’ils détiennent, de concrétiser dans les faits et les lois un pacte communautaire amendé en faveur des leurs. Le verrou communautaire chiite est complexe. Il résulte d’un sentiment de puissance basé sur le nombre, le contrôle de rouages importants de l’État, l’organisation d’une société parallèle, l’existence d’une milice aguerrie et l’appui d’une puissance régionale. La sagesse voudrait que la confrontation violente sur ces questions soit bannie d’où qu’elle vienne. Un dialogue apaisé devrait s’instaurer avec une composante essentielle de la société libanaise au moment où des changements régionaux ne manquent pas d’affecter les équilibres internes établis par des coups de force militaires et politiques successifs. Toutefois, en attendant l’abolition du communautarisme, une approche raisonnable devrait fermement se faire jour en faisant valoir aussi que « les droits et les garanties » réclamés par la chiisme politique soient aussi étendus aux autres communautés, parties prenantes de l’indépendance libanaise et du vivre-en-commun. Car le Liban est le pays de toutes ses communautés.
Le deuxième verrou tient à l’environnement régional. Ce dernier n’a jamais cessé d’être turbulent depuis les années 1970. Pour autant, la propension de la classe politique à s’aligner sur les puissances régionales dominantes du moment ne s’est jamais arrêtée non plus. Si, aujourd’hui, l’avant-poste militaire iranien qu’est devenu le Liban illustre cette dérive mortelle de souveraineté, faut-il rappeler que, durant les occupations directes palestinienne, israélienne et syrienne, la domination et le suivisme de la classe politique étaient encore plus grands ? À l’époque de l’exercice brutal de son pouvoir au Liban, le régime syrien contrôlait le territoire national, permettant l’entrée de groupes et de mercenaires à sa solde, noyautant les forces armées et de sécurité, patronnant l’élection des présidents de la République, la nomination des chefs de gouvernement et de leurs équipes, et celle de fonctionnaires zélés placés au cœur des services de sécurité. Sans que l’on omette ici de saluer l’endurance de ceux qui ont été emprisonnés, ni d’honorer la mémoire de ceux qui ont perdu la vie, disparus ou assassinés. La réalité de l’ingérence étrangère d’aujourd’hui est un clone des logiques de domination d’hier. C’est la mémoire politique libanaise qui est défaillante quand elle dénonce les intrusions étrangères qui dévastent le pays sans se souvenir que le passé, au contraire de ce qu’affirmait le poète, n’est pas « un autre pays ».
Révolution morale
Reste, enfin, à ne pas oublier le présent. Comment pourrait-on revenir sur un an de soulèvement et de répression sans évoquer cette soirée du 4 août présente dans les mémoires comme des stigmates de l’effondrement d’un système d’irresponsabilité et de passe-droits ? Que des vies aient été sacrifiées en quelques secondes, que des êtres humains aient disparu happés par le souffle et la flamme n’a pas pesé lourd dans le comportement de dirigeants somme toute indifférents dans leur esprit à un malheur de circonstance. Qui est responsable des morts, des blessés, des déplacés, des vieux jetés à la rue, de jeunes vies effacées avant qu’elles ne commencent, tous victimes de l’explosion du 4 août ? C’est pourquoi, terrible dans ses effets, radicale dans ses conséquences, cette explosion a mis à nu l’irresponsabilité collective pratiquée comme un mode criminel, jamais incriminé, de gouvernement. L’explosion a dévoilé cette éthique dévoyée du régime de solidarité qui a toujours lié la classe politique. Car, pour le régime politique libanais actuel, la faute n’existe pas. Une faute est couverte par une autre, un vol autorise un vol, un détournement de pouvoir a son équivalent dans un autre détournement de pouvoir. Il y va ainsi de la survie de l’oligarchie au pouvoir ou, pour être plus exact, de la pérennité de son élite dirigeante, solidairement unie par ce système général de compensation.
Dès lors, exiger que la vérité soit connue, que justice soit faite et que la dignité des uns et des autres soit restaurée n’est pas seulement une démarche judiciaire ouvrant reconnaissance de droits. C’est refuser que l’oubli recouvre de son manteau d’ombre et de nuit l’impunité. Et faire en sorte que disculper d’office les gouvernants, comme à l’habitude, n’opère pas une fois encore. La fonction de représentation politique ne va pas sans celle de la responsabilité. Gouverner sans assumer, représenter sans être tenu par ses actes, détourner l’argent public sans être jugé, gérer sans être comptable de sa gestion, réprimer sans mesure ni retenue et ne pas être responsable des coups et des blessures que l’on inflige ne devra plus être accepté.
L’année de la révolution commencée et interrompue n’aura pas été vaine. Elle aura eu le mérite de montrer que questionner les dirigeants dans leurs comportements et leurs pratiques n’est pas un effort inutile, mais bien le commencement d’une entreprise de refondation de la société politique. N’oublions pas que les Libanais sont entrés en révolte face au scandale provoqué par les comportements délictueux de leurs dirigeants.
Leur révolution fut en quelque sorte morale avant de devenir politique. Il ne faudrait pas l’ignorer, mais continuer à œuvrer pour que cet élan premier porté par les jeunes Libanais devienne le sens et le socle de la construction d’un État de justice et de liberté.
Professeur de relations internationales à l’Essec (Paris). Ancien recteur de l’Université catholique de Paris et ancien vice-doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines de l’USJ.
Jubilatoire, la révolution commencée il y a un an laisse aujourd’hui un goût amer à ceux qui avaient nourri les espoirs d’un déclassement rapide d’une classe politique dévoyée et la fin d’un système en bout de course à force de dénaturation et de compromissions. Voici venu à présent le temps du réalisme, certes de combat. À l’évidence, le « grand soir »...
commentaires (7)
Au Liban aucune vraie révolution n'est possible sans le consentement des Puissances qui nous contrôlent ! Le Liban est une sorte de cobdominium international . Les révolutionnaires croient qu'ils y peuvent quelque chose , mais c'est une illusion . Il ne faut rien faire , croyez-moi . Restez chez vous et attendez avec patience ! Les choses se regleront toutes seules sans vous ! Amen
Chucri Abboud
14 h 52, le 18 octobre 2020