Au-delà des slogans à la mode à un moment donné ou chez tel ou tel groupe de manifestants, tout mouvement de contestation de longue haleine et bénéficiant d’une large assise au sein de la population vise naturellement à occasionner un changement profond, non seulement au niveau des figures au pouvoir, mais aussi dans les règles de l’exercice de ce pouvoir.
Le besoin de passer à un autre système politique, que ce changement soit perçu par rapport au système tel qu’il est censé être initialement ou par rapport à la pratique qui en est faite – et qui dans le cas du Liban actuel est très éloignée de l’original – paraît évident chez de nombreux contestataires depuis le 17 octobre, même si ce besoin est le plus souvent exprimé de manière diffuse, voire maladroite. Ainsi, tout un chacun se révèle capable de dire ce qu’il ne veut pas ou plus : qui la corruption à grande échelle, qui le confessionnalisme politique, le clientélisme, l’arrogance sectaire de Gebran Bassil, les armes du Hezbollah ou encore la tyrannie des banques et les entourloupes de Riad Salamé… Peu, en revanche, sont en mesure d’exprimer clairement ce qu’ils veulent et – surtout – de dire comment y parvenir.
C’est à ce niveau qu’un an après le 17 octobre 2019, il est actuellement reproché aux groupes dits de la société civile, ces groupes qui sont justement appelés à devenir les partis politiques de demain si l’on veut que la contestation débouche sur quelque chose, de n’avoir pas été à la hauteur des attentes. Cela ne veut pas dire, comme on a parfois tendance à le croire, qu’il faille les accuser de ne pas s’être unis autour d’un programme politique commun. Cette demande est une aberration qui égale en grossièreté la nature des gouvernements dits d’union nationale ou d’entente nationale qui se succèdent au pouvoir depuis des années au Liban. Avec l’insuccès que l’on sait.
Il y a de tout dans le mouvement du 17 octobre, des gens de droite, des gens de gauche, des libéraux, des nationalistes, des communistes, des croyants, des identitaires, des progressistes, des conservateurs, etc. Toutes ces personnes ont le droit d’exprimer d’une seule voix leur ras-le-bol sur les places de la thaoura, cela ne signifie nullement que pour que leur mouvement réussisse, il faut les enfermer toutes sous une même étiquette politique ou même dans une coalition d’étiquettes.
D’ailleurs, à ce sujet, un certain nombre de groupes se sont aventurés récemment sur le terrain du rapprochement de leurs programmes politiques. Le résultat est un document bourré de vœux pieux qui ne diffère en rien de ce que font les partis traditionnels lorsqu’ils concluent des accords entre eux et qui ne fera certainement pas avancer la cause de la thaoura.
En revanche, ce qui est demandé aux formations de la société civile, c’est de s’entendre sur des plans d’action concrets susceptibles de canaliser la contestation et, partant, de lui donner un second souffle. S’il est impossible d’unifier aujourd’hui les manifestants et encore moins les Libanais dans leur ensemble, sur par exemple l’opportunité d’abattre ou non le système confessionnel, ou de le réaménager, ce n’est pas la fin du monde, ni sûrement de la révolution. Il est par contre possible – et même nécessaire – de travailler, par des actions concrètes, à recréer le cadre d’une gouvernance normale dans lequel les différents points de vue pourront s’exprimer pleinement et les changements se faire par voie de compétition démocratique non violente. C’est de cela que le Liban a le plus besoin aujourd’hui : régénérer ses institutions politiques et sa gouvernance par le rétablissement (ou peut-être l’établissement) d’une démocratie plus ou moins normalisée. Le nouveau pacte politique et social viendra après.
Un mur infranchissable
Aujourd’hui, le drame du Liban ne réside pas dans le fait que la Constitution dit telle chose plutôt que telle autre, même si les uns ont le droit de rêver d’une IIIe République qui rompe dans sa teneur avec les précédentes et s’il est tout aussi légitime pour les autres de croire au contraire qu’il faut préserver les piliers traditionnels de la « formule » libanaise. Le drame du Liban réside plutôt dans le fait que quelle que soit l’idée qu’on défend, qu’elle soit de droite, de gauche ou du centre, elle se heurte systématiquement à un mur infranchissable qui fait que pour un certain nombre de raisons, structurelles et géopolitiques, toute créativité est interdite depuis des lustres à l’ombre de la République libanaise et que l’unique constante qui ressort de la vie politique dans ce pays est le blocage permanent ou, pour être plus exact, la menace permanente de blocage. À cet égard d’ailleurs, et contrairement à ce que pensent nombre de Libanais, il n’y a guère d’acteurs politiques au Liban en mesure d’imposer ce qu’ils veulent à tous les autres, et cela inclut le Hezbollah et son arsenal. En revanche, il existe des disparités entre les différents protagonistes au niveau de la capacité de blocage ou de nuisance.
Comment en est-on arrivé là ? Eh bien on a toujours été là en quelque sorte, même si l’époque actuelle, surtout depuis les accords de Doha, en 2008, se caractérise par des records qui n’ont probablement jamais auparavant été égalés en matière d’effondrement de la gouvernance politique, sauf peut-être aux pires moments de la guerre civile.
Voilà bien le destin du Liban, un État unique qui se distingue de quasiment tous les autres sur la planète par une caractéristique très particulière, celle de n’être ni une vraie démocratie, malgré toutes les bêtises qu’on ânonne à ce sujet depuis des décennies, ni une vraie dictature, comme il y en a beaucoup dans la région et le monde. Un État avec une autorité et une légitimité si fractionnées qu’il est au mieux une ébauche d’État, au pire une caricature.
Dire que la thaoura aspire essentiellement à changer cette donne, à remplir les cases vides pour achever la construction de l’État libanais, est une lapalissade. Comme l’est le fait de dire que les Libanais souhaitent que leur État soit enfin « normal ». Mais comment normalise-t-on un État ? Par où commencer ? Voilà les questions de base que devraient se poser en priorité les groupes de la société civile qui aspirent réellement à ce que le mouvement de contestation soit davantage qu’un phénomène saisonnier et qu’il aboutisse à de vrais changements. Or il n’existe qu’une réponse unique à ces questionnements, si l’on écarte les options violentes : ce sont bien entendu les élections législatives, les seules à même de permettre au peuple de la thaoura, dans toute sa pluralité, d’entrer dans le jeu politique, en vue de s’employer à modifier de l’intérieur la règle du jeu. De l’extérieur, seule la violence peut y subvenir. A-t-on envie de dresser mille échafauds ? De revenir à la guerre civile? On peut supposer qu’une majorité de Libanais ne le voudrait pas. Dès lors, il n’y a plus que les urnes. Et elles ne doivent pas faire peur à ceux qui veulent le changement.
Que faire ?
Car en même temps, pour aborder de manière plus efficace la question des élections, un changement de mentalité s’impose chez ceux qui présenteront leurs candidatures au nom de la contestation civile. D’abord, il faut de l’humilité, ne pas croire que 100 % des Libanais sont derrière la thaoura et que les partis traditionnels n’existent plus. Hormis les laissés-pour-compte du clientélisme, qui sont certes nombreux, et la bourgeoisie occidentalisée, nettement moins importante en nombre, tout le reste de la population ou presque fait encore partie de la clientèle des partis. Cela fait beaucoup de monde, peut-être même bien plus que 50 % de l’électorat. Est-ce une raison valable pour que les groupes de la contestation rejettent les élections ? Certainement pas. À l’échelle du Liban, l’entrée de 10, 15 ou 20 députés issus de la thaoura au Parlement (sur 128 sièges au total) aurait déjà l’effet d’un séisme politique de grande ampleur.
Ensuite, pour permettre à la contestation d’envoyer ses filles et ses fils à l’hémicycle, il faut abattre les obstacles qui se dressent sur leur chemin, tout en privilégiant l’impératif d’efficacité. On l’a dit et répété : il ne sert à rien de réclamer une nouvelle loi électorale car c’est le meilleur moyen d’enterrer les élections en permettant aux partis politiques qui redoutent le scrutin d’accaparer le débat. À commencer par le tandem chiite qui ne rate aucune occasion de ressortir l’option de la circonscription unique, de loin la pire de toutes, véritable cimetière, même de la parodie de démocratie à la libanaise. Il n’y a qu’à demander aux Arabes israéliens ce qu’ils en pensent, l’État juif utilisant justement ce moyen pour les empêcher d’exercer la moindre influence même dans les régions où ils sont majoritaires, c’est-à-dire essentiellement en Galilée.
La loi actuelle est médiocre ? Elle l’est, assurément. Mais toutes les autres le sont aussi. Les groupes de la société civile devraient faire un travail de pédagogie à ce niveau et cesser de faire croire aux masses qu’il existe quelque part un mode de scrutin idéal qui mènerait le peuple vers le Nirvana et que la classe politique s’amuse à dissimuler ou étouffer. En revanche, comment se fait-il que jusqu’ici, aucun groupe ne s’est mobilisé pour réclamer le retrait des articles qui, dans la loi actuelle, sont destinés à empêcher l’intrusion de forces nouvelles au Parlement ? L’article sur le seuil d’éligibilité (c’est-à-dire le minimum à partir duquel une liste peut gagner des sièges dans une circonscription donnée) situe celui-ci, selon les circonscriptions, entre 10 et 20 % des votants. Cette disposition est un scandale et une honte – le mot n’est pas fort – pour toute démocratie qui se respecte. C’est comme si dans un club prétendument ouvert au grand public, on exigeait de chaque personne 100 000 dollars pour être membre. Un an après le 17 octobre 2019, aucun travail n’a été fait à ce niveau par les groupes de la contestation auprès des manifestants. Si l’élite de la thaoura ignore elle-même ce genre de détails, qu’elle se reconvertisse donc dans la broderie ou le jardinage, au lieu de s’entêter à emmener un peuple fatigué vers des « samedis de la colère » ou des « dimanches de la révolte » sans lendemain.
Enfin, une fois arrivés au Parlement, les représentants de la contestation devraient une fois pour toutes ranger au placard le kellon yaané kellon (tous veut dire tous). C’est par la politique qu’on sauvera la politique au Liban. Ceux qui veulent rester « purs » feraient mieux de rester aussi à la maison. Les autres devront se « salir » les mains et contracter des alliances, ponctuelles ou même durables, avec telle ou telle formation traditionnelle, contre telle ou telle autre. Tout en apportant leur pierre à l’édifice.
Parce que cette pierre s’appellera le changement… et parce qu’elle représente l’unique moyen – non violent– de sortir enfin du système politique verrouillé.
commentaires (12)
POURQUOI PERSONNE N'OSE DIRE QUE LE PRESIDENT CHEF DE S ARMEES POURRAIRNT DONNER L'ORDRE AU GENERAL JOSPH AOUN DE DESARMER LA MILICE DE HEZBALLAH POUR EXECUTER ENFIN L'ACCORD DE TAEF NE CROYEZ PAS QUE CELA FERA UNE GUERRE CIVILE, HB PEUT AVOIR 100000 MISSILES CONTRE ISRAEL MAIS N'A RIEN EN COMPARAISON AVEC L'ARMEE LIBANAISE DANS LE PAYS LA MASSE DU PEUPLE SOUTIENDRA L'ARMEE ET ELLE NE SE DIVISERA PAS CETTE FOIS CI COMME ELLE L'A FAIT EN 1975 LAISSANT AU PEUPLE DE S'ARMER POUR DEFENDRE LA PATRIE
LA VERITE
12 h 39, le 21 octobre 2020