Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

L’après-souffle funeste...

Si je croyais que Dieu pouvait maudire jusqu’à la 100e génération, j’aurais visité tous les lieux de culte.

Mais Dieu nous a désertés, ayant d’autres chiens à fouetter. Dieu nous a laissés seuls face aux fléaux libanais et humains : cupidité, ignorance, lâcheté et servilité.

Sonné. Chacun porte son deuil différemment. Tellement connectés, mais tellement seuls. Je noie ma tristesse dans une orgie de vidéos, d’analyses et d’insultes. Tout passe. Pourvu que je ne pense pas à ce monstrueux drame qui ne m’a finalement causé que des dégâts matériels et moraux. Tant et si bien que la culpabilité me ronge. Je suis pourtant descendu avec mon balai. J’ai fait des donations. Je me suis répété que je faisais ce que je pouvais et que je ne pouvais pas faire mieux. Que je ne pouvais pas faire plus. Mais ces discussions internes ont un puissant arrière-goût d’impuissance.

Je n’arrête pas de penser que c’est ma permissivité qui a rendu le drame possible. Cette capacité à fermer l’œil, à tourner la page, à me dire que ce n’est pas un problème. À ne pas faire une histoire de chaque épisode banal où incompétence et/ou malhonnêteté m’ont juste fait perdre mon sang-froid. Histoire de ne pas m’abîmer la santé ou ne pas me gâcher la journée, j’ai accepté des procédures qui n’étaient pas du niveau. J’ai brûlé un feu rouge, donné 20 000 LL au guichet pour accélérer ma procédure. J’ai fait tout ça. J’ai participé au meurtre de ces 200 familles. J’ai participé au massacre du 4 août. Et c’est de là probablement que vient mon sentiment de culpabilité.

Je suis rentré dans la danse et la musique vient de s’arrêter brutalement. Et je n’ai plus de tripes, depuis. Je n’ai rien perdu. Je n’ai perdu personne. J’ai encore mes doigts qui me permettent de vomir ce texte. J’ai encore mes yeux qui s’embrument pendant que je vomis ce texte. Même ma conscience est là à remarquer que je vomis en pleurant. Je ne suis pas une des victimes de mon laxisme.

Bien sûr, je peux faire mes valises et oublier cette petite bande côtière où j’ai passé ma vie. M’installer dans une capitale du Golfe, d’Europe ou d’Amérique. Parler avec mélancolie d’une rue de Beyrouth où j’ai bu ma jeunesse, où j’ai refait le monde du temps que j’avais encore l’âge de rêver. Mes enfants lèveront encore une fois les sourcils, se lanceront des regards de détresse se préparant à écouter cette histoire pour la millième fois.

Je peux, bien sûr. Et personne ne me reprochera d’avoir essayé d’assurer un avenir meilleur à moi et ma famille. Certains m’envieront et me diront en blaguant « khedna maak », prends-nous avec toi. Et on rigolera en crânant. Et on s’oubliera. Parce que tout s’oublie.

Mais je n’aurais pas résolu le problème. D’aucuns diront que ce n’est pas mon problème à résoudre. Je me dirais que ce n’est pas mon problème à résoudre. Et pendant que je prendrai de nouvelles habitudes, une petite voix me criera mon individualisme et mon manque d’esprit civique. Je continuerai de cultiver ma culpabilité, portée en bandoulière, à chaque fois que je m’arrêterai à un feu dans ma nouvelle ville d’accueil. Et le jour où un drame équivalent se reproduira dans un autre quartier paisible de ce pays souvenir, je hausserai les épaules en murmurant qu’ils n’apprendront jamais. Je bénirai le jour de mon départ en pleurant en cachette, et en noyant mes contacts d’images et de demandes d’aides, achetant encore une fois un répit de conscience. On n’a qu’une vie.

Ou je peux m’assurer que ce drame ne se reproduira plus jamais en restant et en faisant partie de la solution. Mais je ne peux pas le faire tout seul, parce qu’ils sont trop nombreux.

Passée la colère, passée cette crise de manque d’espérance, passée cette crise de culpabilité. On se doit de contrer le drainage des cerveaux. De ne pas laisser ce pays aux mains des criminels et des incapables. Déserter maintenant serait l’équivalent d’une non-assistance à personne en danger et chacun de nous a un rôle à jouer. Même si on pense ne faire partie que d’une minorité qui veut vivre librement, qui veut préserver une culture, un héritage. Une nouvelle vague d’émigration finirait d’achever cette nation au potentiel infini.

Un pays se construit à plusieurs. Un pays se construit tous les jours et par tous. La citoyenneté ne se résume pas à utiliser les routes et les institutions, mais aussi à les construire et à les reconstruire. Si on est partisan, on prend une seconde pour se demander la part de responsabilité que nos partis ont dans le drame quotidien que le pays vit. On demande des comptes. On n’est pas obligé de vivre la dissonance cognitive de 30 ans de suivisme, mais on peut exiger plus. Mieux. Si on ne l’est pas, on peut s’intéresser aux solutions qui émergent tous les jours et oublier quelque temps d’être cynique. S’impliquer, être citoyen. Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est d’arrêter ce massacre d’indifférence, de haine ou d’individualisme. L’élan de solidarité qui a suivi l’explosion doit se propager et durer à l’infini. Et c’est à nous de le garder vivant. Cet altruisme dans les moments de détresse nous définit comme un monument définit nos villes d’accueil. Et on ferait mieux de s’en rappeler parce qu’il est contagieux. Le changement n’est certainement pas facile, mais inéluctablement réalisable.

Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est d’aider à modeler l’avenir pour qu’il n’explose plus à la gueule des enfants.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Si je croyais que Dieu pouvait maudire jusqu’à la 100e génération, j’aurais visité tous les lieux de culte. Mais Dieu nous a désertés, ayant d’autres chiens à fouetter. Dieu nous a laissés seuls face aux fléaux libanais et humains : cupidité, ignorance, lâcheté et servilité. Sonné. Chacun porte son deuil différemment. Tellement connectés, mais tellement seuls. Je noie...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut