Les multiples crises – économique, monétaire, sociale et sanitaire – que traverse le Liban ont accentué les inégalités entre les groupes socio-économiques du pays. Ces inégalités sont particulièrement visibles en termes de répartition spatiale – tant au niveau des disparités entre les catégories sociales au sein des régions qu’entre ces dernières – et mettent en évidence la faiblesse structurelle des politiques de redistribution de l’État.
De fait, les disparités régionales ont toujours été une préoccupation majeure au Liban, même pendant les années les plus prospères du pays. Les gouvernements qui se sont succédé depuis l’accord de Taëf de 1989 n’ont pas réussi à combler les écarts de développement entre les régions. Les zones périphériques, telles que le nord du Liban, la vallée de la Békaa et le sud du Liban, restent marginalisées et sous-développées, tandis que les efforts de développement se sont concentrés sur Beyrouth et ses banlieues. Ces inégalités spatiales représentent une menace pour la cohésion sociale. Si elles ne sont pas corrigées, elles pourraient entraîner de nouveaux troubles sociaux et économiques, intensifiant les protestations populaires qui se poursuivent encore aujourd’hui.
Alors que la Banque mondiale estime que plus de la moitié de la population va basculer sous le seuil de pauvreté cette année (une situation qui concernait un peu plus du quart des Libanais en 2011) et que l’extrême pauvreté pourrait concerner 22 % des Libanais, cette paupérisation devrait accentuer les disparités régionales. Bien qu’il n’existe pas d’évaluation récente de la pauvreté par région, les taux de pauvreté les plus élevés ont historiquement été enregistrés dans les zones périphériques. Les dernières données disponibles sur la répartition spatiale de la pauvreté datent de 2011 et montrent que 38 % des habitants de la Békaa vivaient dans la pauvreté (contre 36 % au nord du Liban, 25 % au sud et 16 % à Beyrouth). Et malgré le manque de données récentes, l’augmentation de la pauvreté et son impact ont été visibles à de multiples niveaux : revenus, éducation, soins et protection sociale.
Baisse des revenus
La crise financière et économique du Liban a d’abord frappé très durement les revenus des ménages. La dévaluation massive de la monnaie a fait augmenter les prix à la consommation et l’inflation s’est envolée, atteignant environ 90 % en juin 2020. Cette hausse étant beaucoup plus importante en ce qui concerne le prix des produits de consommation de base, une proportion croissante de résidents – et en particulier les plus pauvres – a désormais un accès plus limité à la nourriture. En outre, avec le ralentissement de la demande globale, les entreprises ont tenté de contenir les coûts opérationnels en réduisant leurs activités et en licenciant des employés, ou dans le meilleur des cas en diminuant leurs revenus, parfois en réduisant les heures de travail. Cela a entraîné du chômage ou du sous-emploi, poussant les Libanais à se tourner vers l’économie informelle.
Ces disparités de revenus ont été encore accentuées par les multiples régimes de change en vigueur au Liban. Les Libanais qui touchent leur salaire en livres ont perdu plus de 80 % de la valeur de leurs revenus ; ceux qui perçoivent des dollars provenant de comptes bancaires locaux (« lollars ») ont de facto subi une perte de revenu nominal de 40 à 55 % (pour un taux à 7 000 livres pour un dollar) ; tandis que ceux qui gagnent des dollars en dehors du Liban peuvent acheter des livres au taux du marché. Selon mes observations, les employés du secteur public figurent parmi ceux qui ont subi les plus fortes pertes de leur pouvoir d’achat. Or, si l’on examine le profil socio-économique de ces employés, la plupart d’entre eux proviennent de régions pauvres et vulnérables : alors qu’en moyenne environ 13,7 % de la main-d’œuvre libanaise est employée dans le secteur public, cette part monte à 31 % au Akkar, 26 % à Baalbeck-Hermel et 19 % dans le mohafazat de Nabatiyé, contre 6 % dans celui de Beyrouth.
L’éducation et la santé, un luxe
L’accès à une éducation de qualité a également été fortement affecté. La perte de revenus a sapé la capacité de nombreux parents à envoyer leurs enfants dans des écoles de choix, en particulier privées. En 2017, environ 70 % des étudiants étaient inscrits dans des établissements d’enseignement privés. Cette tendance a commencé à changer radicalement avec, d’une part, la détérioration de la situation économique et la baisse des revenus ; et, d’autre part, la hausse des frais de scolarité liée à l’introduction d’une nouvelle grille des salaires pour le secteur public en août 2017 (les salaires des enseignants des écoles privées étant légalement alignés sur ceux des écoles publiques). Résultat : les inscriptions dans les écoles publiques sont passées d’environ 30 % à 47 % à l’échelle nationale, selon la dernière étude sur le revenu des ménages réalisée par l’Administration centrale de la statistique pour 2018-2019. Mais l’augmentation des inscriptions dans les écoles publiques a été plus apparente dans les régions qui ont historiquement un taux de pauvreté élevé. Et notamment au Akkar où, selon mes calculs, 68 % des élèves étaient inscrits dans les écoles publiques, à Nabatiyé (58 % d’inscrits), au Liban-Sud (57 %) et au Liban-Nord (53 %). D’autant que ces chiffres datant d’avant la crise connaissent nécessairement une forte hausse depuis.
L’épidémie de coronavirus a ajouté de nouvelles difficultés, limitant l’accès des étudiants à une éducation de qualité. L’introduction de nouvelles méthodes d’apprentissage à distance pour respecter la distanciation sociale et pallier la fermeture des établissements est en effet dépendante d’un accès ininterrompu à l’internet et à l’énergie électrique. Or si selon les dernières données disponibles seuls 54 % des ménages bénéficient d’un accès à l’internet, les disparités régionales en termes de connectivité sont importantes, allant de 65,5 % à Beyrouth à 25,5 % au Akkar. La situation est à peu près la même en ce qui concerne l’alimentation électrique tant en termes de fréquence des coupures sur le réseau qu’en termes d’accès à des générateurs (qui concerne environ 84 % des ménages libanais) : au Akkar, 92 % des ménages sont connectés à des générateurs (notamment du fait de la très faible fourniture par le réseau national), contre par exemple seulement 42,5 % des ménages de la vallée de la Békaa. Ces disparités, ainsi que la dépendance croissante à l’égard de l’enseignement public, aggravent davantage les difficultés éducatives de la périphérie que du centre.
Le secteur de la santé est un autre domaine où les inégalités existent, et celles-ci ont été exacerbées par les crises économiques d’une part et la pandémie de coronavirus d’autre part. Loin d’être l’égalisateur social initialement pressenti (c’est-à-dire frappant toutes les parties de la population de manière égale, sans différenciation en termes d’ethnie, de statut social, d’âge ou de sexe), la pandémie a, à travers ses effets, amplifié les inégalités existantes et en a créé de nouvelles. Notamment parce que le Liban ne dispose pas des mécanismes ou des politiques permettant de garantir l’accès aux soins et aux services publics de base. Les dernières statistiques officielles montrent qu’environ 44 % de la population libanaise ne dispose d’aucune forme d’assurance maladie, avec une fois encore de nettes disparités entre les régions : le Liban-Nord et le Akkar recensant respectivement 53 et 55 % de résidents non assurés, contre respectivement 64,6 % et 57,2 % au Mont-Liban et à Beyrouth. La Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS) ne couvre, elle, que 46,8 % de la population assurée. Le reste est assuré par d’autres fonds publics, privés ou mixtes (comme la coopérative de la fonction publique et les différents fonds mutuels pour les juges, les parlementaires, les militaires, etc.), en plus de l’assurance privée. Le faible niveau de la couverture sociale est lié en partie à la faible application de la loi qui oblige les employeurs à inscrire leurs employés à la CNSS. Selon les dernières statistiques officielles, les niveaux de conformité les plus élevés sont enregistrés au Mont-Liban (52,6 %) et à Beyrouth (51,2 %), contre respectivement 26,7 % au Akkar et 28,4 % à Baalbeck-Hermel. Ceux qui n’ont pas de contrat d’assurance sont couverts par le ministère de la Santé publique en tant qu’assureur de dernier recours, mais l’épidémie de coronavirus a mis une pression supplémentaire sur les ressources du ministère, ce qui affectera négativement sa capacité à servir le grand nombre de non-assurés.
Dilemme
Le gouvernement libanais est confronté à un dilemme complexe. D’un côté, la demande de services publics, tels que les soins de santé et l’éducation, est en hausse en raison des multiples crises et de leur impact sur les revenus et l’exacerbation des inégalités régionales. De l’autre, la réduction de la dette nécessite de réduire les dépenses publiques pour limiter les déficits et créer des excédents primaires.
Face à cette situation, le gouvernement dispose d’un certain nombre de mécanismes de redistribution pour réduire les inégalités spatiales. Le renforcement des systèmes de protection sociale reste un outil politique important pour s’attaquer aux causes profondes de l’inégalité sociale. Les principaux piliers d’un tel système comprennent l’aide sociale et les programmes non contributifs, un système de pension contributif, des allocations de chômage, des prestations d’invalidité et des politiques actives du marché du travail visant à améliorer l’employabilité et l’information sur le marché du travail. Ce sont les principales politiques utilisées par les États en période de fragilité économique pour atténuer l’impact des mesures d’austérité et répondre aux crises.
Or le Liban a encore un long chemin à parcourir avant de mettre en place un système de protection sociale solide, comme en témoigne le fait que le système de retraites ne bénéficie qu’aux employés du secteur public. Le Liban ne dispose pas non plus d’un système permettant d’offrir des allocations de chômage en période de ralentissement économique. Une option de distribution des revenus qui a fait ses preuves consiste à fournir une aide en espèces ou en nature à ceux qui en ont besoin tout en évitant les distorsions du marché. Le Liban a mis en place un programme national de ciblage de la pauvreté (NPTP en anglais), qui est actuellement sous-utilisé malgré les investissements massifs et les efforts déployés pour le mettre en place et le faire fonctionner. Ce programme peut être un point d’entrée pour atteindre les pauvres et les vulnérables, principalement dans les zones les moins favorisées. Toutefois, il nécessitera des investissements supplémentaires pour améliorer la couverture, développer des programmes d’aide appropriés et mieux répondre aux besoins des personnes en crise. L’aide ciblée en espèces offre la possibilité de rationaliser les régimes de subvention existants, qui ne sont pas bien ciblés et qui représentent une charge fiscale et monétaire importante pour le pays (comme dans le cas des subventions aux importations de la banque centrale).
Une autre option pourrait inclure la promotion de travaux publics à forte intensité de main-d’œuvre dans les zones vulnérables. Cette option aurait deux objectifs : améliorer les infrastructures et les services dans ces zones et créer des débouchés en termes d’emploi.
Enfin, le gouvernement pourrait mieux utiliser le transfert de fonds aux municipalités. Les crises économique et financière, et la pandémie de Covid-19, sont susceptibles de mettre en péril la viabilité financière des municipalités. Face à la baisse des recettes provenant de l’État, les municipalités doivent planifier et dépenser avec soin leurs ressources limitées, en les répartissant en fonction des besoins et des priorités. En l’absence d’un processus de décentralisation approprié, la planification au niveau local est une étape essentielle qui alimente la façon dont le gouvernement central planifie lui-même, car les gouvernements locaux sont les mieux placés pour identifier les besoins et les vulnérabilités des municipalités.
Les inégalités spatiales affaiblissent le lien entre la périphérie et le centre et creusent à la fois le fossé horizontal entre les citoyens et le fossé vertical entre ces derniers et leur gouvernement. Si on les laisse se développer davantage, les inégalités spatiales peuvent devenir une bombe à retardement qui menace la stabilité, la sécurité et la cohésion sociale du pays et, au final, sa capacité à résister aux crises et aux chocs.
Ce texte est une traduction synthétique d’un article publié en anglais sur le site internet du Carnegie Middle East Center.
Consultante en développement économique et en gestion des finances publiques.
Sur la photo il s'agit d'une petite fille, d'une enfant, et non d'une "jeune fille".
09 h 08, le 26 septembre 2020