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Les alliances meurtrières

Pour un pays qui tire légitimement fierté de son pluralisme culturel, le Liban n’a pas toujours eu la main heureuse en matière de mélange des genres. Ancienne gloire du Levant, le port de Beyrouth entrera ainsi dans la postérité comme un de ces volcans faussement endormis où, par le soin de cerveaux malades et de mains criminelles, nitrate d’ammonium et feux d’artifice peuvent cohabiter dans le même entrepôt : où ils ont tout loisir de patienter des années dans l’attente de l’inévitable, du meurtrier, du dévastateur cataclysme du 4 août.

Comme dans les cauchemars à répétition, le port restera aussi le lieu où, cinq semaines plus tard et malgré un incendie mineur qui revêtait pourtant valeur de signal d’alarme bis, la promiscuité imposée, en zone franche, à des stocks d’huiles, de pneus de caoutchouc, d’acides et autres produits hautement inflammables entrait à son tour en éruption jeudi, semant une panique folle dans la capitale libanaise durement éprouvée. Mais on n’est pas encore au bout du compte. Car aux yeux des Libanais comme du monde entier, les ruines du port de Beyrouth illustreront à jamais la somme de malheurs que peut attirer sur un pays le scélérat assemblage réunissant, à tous les échelons du pouvoir, frénétique corruption et incompétence crasse.

Près de 200 morts, des milliers de blessés, des masses de déplacés fuyant leurs maisons détruites, et ensuite ces nuages toxiques et même cancérigènes menaçant d’enfumer comme des rats ceux des habitants épargnés par l’onde de choc du 4 août ! Trop, c’est trop, et aucun esprit sain ne peut désormais admettre que ces incendies n’étaient que le fruit d’une incommensurable stupidité humaine, de la routine bureaucratique, d’une impardonnable négligence. Qui donc pourrait soutenir que les équipes de soudeurs œuvrant à des réparations dans les hangars n’ont pas encore appris que leurs chalumeaux thermiques et scies électriques produisent des pluies d’étincelles et que celles-ci peuvent littéralement mettre le feu aux poudres ?

D’autant plus suspecte est cette obstination dans la récidive qu’elle a pour théâtre une zone sinistrée censée bénéficier d’un dispositif draconien de surveillance : mieux encore, une scène de crime commandant une vigilance accrue des diverses forces de sécurité, de peur que soient altérés, subtilisés ou carrément détruits des traces et indices indispensables au déroulement de l’enquête. Or, c’est bien ce qui semble être arrivé à des piles de dossiers relatifs aux irrégularités et magouilles dont se rendent coupables, depuis des années, certaines autorités portuaires et douanières : scandales régulièrement dénoncés, documents officiels à l’appui, par d’implacables et courageux journalistes d’investigation. En même temps que ces héros, on saluera bien bas ces admirables secouristes de la Croix-Rouge, sapeurs-pompiers et autres volontaires de la Défense civile qui avaient été contraints, ces dernières années, de manifester dans la rue pour réclamer (mais en vain !) à un État miné par la corruption un statut conforme aux risques encourus : véritable chair à fournaise froidement envoyée le mois dernier à une mort certaine et demeurée sans cesse prête à aller au charbon…

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La corruption, on y revient inévitablement, tant elle réussit à infecter les moindres recoins de la république en ruines, tant elle sert de toile de fond au naufrage économique et financier du pays. En décrétant des sanctions contre deux anciens ministres accusés d’avoir coopéré avec le Hezbollah – mais aussi de s’être abondamment sucrés au passage –, les États-Unis viennent de franchir un nouveau cap dans leur campagne de pressions visant la milice pro-iranienne. Le raidissement observé en réaction auprès des deux formations visées (le mouvement Amal et le parti Marada) ne favorise guère, apparemment, la formation rapide d’un nouveau gouvernement ; l’édit américain augure, en revanche, d’une escalade graduelle visant d’autres blocs politiques jugés coupables des mêmes turpitudes. À ce propos, surprenante, sinon imprudente, est l’exigence de pièces justificatives avancée auprès de Washington par le chef de l’État. Il devrait très bien savoir pourtant que les fouineurs du département du Trésor américain sont encore plus performants que leurs collègues de la CIA ou du FBI. Que diable ferait de ces documents le président si jamais ils lui étaient délivrés ? Comment réagirait l’appareil judiciaire local s’il venait à être saisi de preuves tangibles et irréfutables ?

À quand surtout une chasse à la corruption qui transcenderait toutes les considérations politiques, partisanes ou d’obédience monnayée à des puissances régionales : qui sanctionnerait les pourris pour leur seule, leur infamante pourriture ?

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Pour un pays qui tire légitimement fierté de son pluralisme culturel, le Liban n’a pas toujours eu la main heureuse en matière de mélange des genres. Ancienne gloire du Levant, le port de Beyrouth entrera ainsi dans la postérité comme un de ces volcans faussement endormis où, par le soin de cerveaux malades et de mains criminelles, nitrate d’ammonium et feux d’artifice peuvent...