Ce ne sont pas uniquement des messes et des événements médiatiques et culturels qui sont en cours de préparation pour commémorer, demain et dimanche, le 40e jour après le décès tragique de près de 200 personnes dans la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août dernier. Nombre d’associations de la société civile programment un sit-in demain à 17h, sur la route menant au palais présidentiel de Baabda, pour marquer leur indignation contre ce qu’elles considèrent comme une part de responsabilité du président de la République, Michel Aoun, dans la tragédie. Sur les réseaux sociaux, des invitations à participer au rassemblement portent les noms de collectifs (Mentechrine, Rebels, Banat el-Thaoura, Souwar Baalbeck-Hermel…), mais d’autres ne portent pas de signature. Toutes s’articulent autour de slogans évoquant la connaissance par le chef de l’État du danger que faisait planer sur la capitale la présence de stocks massifs d’explosifs au port. Sans que rien de consistant ne soit fait. Des affiches exhibent les portraits du président Aoun, avec pour légendes « Il le savait ! », « Tu as brûlé le cœur des mères », ou « Quitte Baabda ! », ou encore « C’en est trop. Allez, va-t-en Michel Aoun ! ». « Nous monterons à Baabda, nous apporterons avec nous des tentes et resterons dans la rue », clament d’autres, recommandant comme code vestimentaire la couleur noire pour « célébrer le 40e des martyrs de la corruption du pouvoir ». D’autres encore appellent à se réunir à 16h, face au Palais de justice de Beyrouth, pour marcher ensuite vers Baabda, « parce qu’il est temps que la justice explose et pour que le droit ne se perde pas entre le Palais de justice et le palais présidentiel », peut-on lire sur certaines annonces. « Deux lieux qui symbolisent l’incurie libanaise », affirme à cet égard Pierre Issa, secrétaire général du Bloc national (BN), à L’Orient-Le Jour, estimant que « la présidence de la République bloque la justice depuis qu’elle a relégué dans ses tiroirs le train des nominations judiciaires ». « Plus récemment, depuis le 4 août, elle s’ingère dans les conditions d’arrestation (dans le cadre de l’enquête), réclamant par exemple de transférer des fonctionnaires ou des officiers auprès de leurs lieux de travail pour y être détenus, plutôt qu’ils ne soient maintenus en prison comme l’avait ordonné l’enquêteur judiciaire (Fadi Sawan) », dénonce M. Issa. « Plutôt que de continuer à tergiverser pour savoir quel maroquin attribuer à quelle partie dans le prochain gouvernement, le président Aoun devrait se préoccuper de rechercher avec transparence la vérité sur les circonstances de ce crime contre l’humanité », ajoute-t-il, soulignant, en réponse à une question, que les partisans du BN participeront au sit-in « en tant que citoyens, et non sur appel du parti », puisqu’il s’agit, dit-il, d’un mouvement de révolte.
« Une figure dont nous réclamons la chute »
L’Observatoire populaire compte parmi les collectifs qui appellent à l’événement. Wassef Haraké, avocat qui y milite de manière intensive, considère que le chef de l’État « représente une figure parmi les autres figures du pouvoir dont nous réclamons la chute ». « L’explosion du port n’étant pas une question technique, mais de corruption, chaque responsable de l’État doit en assumer la responsabilité », martèle M. Haraké, notant que « le président de la République dirige le pays, et constitue donc une partie essentielle du pouvoir ».
Bien qu’il ne compte pas parmi ceux qui ont appelé au mouvement de protestation aux abords de Baabda, Jad Dagher, secrétaire général du parti Sabaa, appuie totalement l’initiative. « La présidence de la République est un siège officiel, qui symbolise le pouvoir. Il est donc normal de lui faire parvenir nos messages », déclare-t-il, sans pourtant s’empêcher d’appréhender « l’agressivité de la garde républicaine et des services de renseignements de l’armée face au mouvement ».
Hassane Ramadan, membre du comité sortant de coordination au sein de Beirut Madinati, évoque également « la violence », soulignant que, pour sa formation, elle constitue une raison de ne pas participer. « La force employée est exagérée, nous en avons déjà fait l’expérience. La manifestation risque de dégénérer », affirme-t-il, estimant que « descendre sur le terrain n’aboutira pas à grand-chose, alors qu’on risque d’être la cible des forces sécuritaires ou aussi de la 5e colonne, ou encore de partisans du Courant patriotique libre (CPL, fondé par le président Aoun) ». « D’autant que notre position sur la responsabilité collective est constamment exprimée dans les médias et sur les réseaux sociaux », ajoute M. Ramadan. Il invoque également un autre motif pour lequel Beirut Madinati compte s’abstenir, à savoir que « les choses se passent maintenant au niveau international ». « Il y a un processus qui s’est enclenché », affirme-t-il, estimant que « sa mise en marche s’inscrit dans une mobilisation pour appliquer une feuille de route établie à l’international ».
Toutefois, Beirut Madinati a publié un message sur les réseaux sociaux dans lequel il appelle à participer à la manifestation de samedi.
Khatt Ahmar est également un autre collectif qui a décidé de suspendre sa participation à un tel mouvement. Il y a une dizaine de jours, il a publié un communiqué en ce sens, jugeant que l’action politique est désormais plus efficace. « Nous soutenons ceux qui désirent manifester, mais nous ne voulons plus faire le jeu des agissements d’intrus qui sabotent des mouvements paisibles et civiques », indique un de ses membres, Sami Saab, affirmant que le collectif « œuvre à présent à unir le plus grand nombre de groupes de la société civile en une coalition solide, au moyen de laquelle un changement stratégique serait plus facilement obtenu ».
« Deux coups de fil »
Il reste que nombre de jeunes comptent répondre à l’appel au sit-in de Baabda. « Même si le problème s’inscrit sur une échelle régionale et internationale, nous voulons exprimer notre mécontentement et dénoncer dans la rue l’incompétence du chef de l’État », clame Sami, 28 ans. Gilles, 33 ans, va plus loin. « Pourquoi le président Aoun n’a-t-il pas encore été interrogé, alors qu’il a reconnu avoir été au fait de la présence des tonnes de nitrate d’ammonium dans un hangar du port ? » lance-t-il, se demandant « comment il a pu dormir tous les soirs entre le 20 juillet (date où le chef de l’État a été informé) et le 4 août, alors qu’il savait que tout un secteur résidentiel était en danger ? ». « Il a considéré que le suivi du dossier n’était pas de ses prérogatives. Or en passant deux coups de fil ou en tenant une conférence de presse, le chef de l’État aurait pu épargner la population », regrette-t-il, estimant que « n’importe quel citoyen qui aurait été au courant de l’affaire aurait pu lui-même prévenir les gens ». « Par son alliance politique et sa couverture d’une milice (le Hezbollah) qui exécute un agenda iranien, le président Aoun met notre sécurité et notre souveraineté en péril », lâche le jeune homme.
Malgré le courage de Sami, Gilles et de nombreux autres jeunes, il semble qu’en raison des craintes de dérapages, le rassemblement risque de ne pas être massif en contrebas du palais présidentiel, devant le restaurant Mc Donald’s, où est prévu l’événement. Rindala Jabbour, responsable de communication au sein du CPL, assure pourtant à L’OLJ que son parti « n’a pris aucune décision de confronter le mouvement ». « Mais les partisans du CPL pourraient réagir si les manifestants s’en prennent au chef de l’État à travers des comportements hors normes, parce qu’ils ne permettraient pas qu’on porte atteinte à sa dignité », précise-t-elle aussitôt. « Le président Michel Aoun est une ligne rouge », renchérit sous couvert d’anonymat un autre cadre du parti aouniste. « Nous rappelons que la présidence de la République est une institution étatique et qu’elle sera dûment protégée au cas où un minimum de morale n’est pas respecté lors du sit-in », ajoute-t-il dans une mise en garde.
commentaires (7)
Oui pour que la société civile bouge et change cette caste politique en entier. Plus rien à perdre
Antoine Sabbagha
19 h 43, le 11 septembre 2020