Rechercher
Rechercher

Lifestyle - Photo-roman

Seize battements par minute

Pendant 48h, de jeudi à dimanche matin, Beyrouth tout entière a tenu à un fil, et son cœur a battu au rythme de celui que l’on croyait avoir survécu trente jours, sous les décombres...

Seize battements par minute

Photo Myriam Boulos

« Il y aurait une trace de vie sous les décombres à Gemmayzé, quelqu’un en sait plus ? » ; « seize battements de cœur, disent les scanners thermiques » ; « c’est un petit corps, celui d’un garçon, en principe » ; « par moments, on a pu déceler deux pulsations cardiaques simultanées, ils sont deux et pas un ! » ; « des nouvelles du battement de cœur ? » ; « ils veulent interrompre les recherches, il faut qu’on descende sur le terrain, il y a quelqu’un qui a passé 30 jours sous les décombres et qui a survécu, on ne peut pas perdre une seconde ! » ;

« l’immeuble risque de s’écrouler, il faut agir vite » ; « combien de battements maintenant ? » ; « je ne dors pas, des nouvelles du cœur ? » ; « sept battements », « seize, de nouveau »… Vendredi à l’aube, à un mois pile de cet effroyable et inoubliable 4 août, je suis réveillé par un autre choc sismique. Le flot de messages et de nouvelles qui inondent mon écran m’informent que quelque part vers la fin de la rue Gouraud – je crois reconnaître le bâtiment dans les photos même s’il n’en reste pas grand-chose – « il y aurait un survivant qui a tenu bon, sous les gravats, pendant 30 jours ». À l’heure où l’on croyait que notre ville est morte, de sous les décombres, c’est un petit cœur épuisé, ses battements lents et saccadés, qui venaient nous rappeler que Beyrouth est avant tout une ville (de) miracles. Beyrouth est un miracle.

Un bloc opératoire
En chemin vers Gemmayzé, « tiens bon petit cœur », je me répète naïvement en posant ma main à la gauche de mon torse, même si mes souhaits ne répondent à aucune logique, même s’« il n’y a que 5 % de chances », m’apprend-on. Mais je m’y accroche et j’aligne l’un après l’autre des pas prudents vers la zone déjà encerclée par la presse, les activistes et les membres de la Défense civile, de peur de déranger le cœur, d’entraver ses seize battements. Je croise Nadine Labaki, qui n’a pas quitté les lieux depuis 24h, et dont le corps tout entier sursaute au moindre mouvement de l’équipe de secouristes chiliens. « J’attends le pouls. C’est tout ce qu’on peut faire à présent », me chuchote-t-elle à travers son masque, « il faut fermer nos portables et rester le plus silencieux possible pendant qu’ils insèrent à nouveau le scanner thermique ». Soudain, la rue entière est noyée dans un silence qu’elle n’avait jamais connu auparavant, cette rue naguère pétrie de tellement de sons échappés des bars, des restaurants, des balcons où l’on finissait sa vie paisiblement, des petites échoppes et des fourmilières créatives parsemées un peu partout. Tout le monde retient son souffle, au milieu de ce géant bloc opératoire qui continue de s’acharner pour seize battements de cœur.

Dans la même rubrique

« Chou, toi aussi tu pars ? »


« On a décelé le souffle à nouveau, on peut poursuivre les fouilles à présent », confirment les Topos Chile et avec eux Flash, le chien renifleur qui avait décelé la présence humaine, deux jours plus tôt. Je regarde cette boule de poils tachetée de noir et de blanc, face à laquelle les activistes se prosternent presque, enlacent et cajolent, et je me dis que même empilée, toute notre classe politique, complètement absente et muette, n’arrive pas à sa patte. Lentement, je m’avance vers le squelette de l’immeuble où l’on suspecte que le (les ?) corps est enseveli. Me reviennent tout d’un coup les images de mes nuits d’adolescence, ici même, au pied de cette bâtisse, au pub Tequila, ses shots à 1 dollar, les premiers matins de cuite, l’insouciance, Beyrouth comme une fête. Aujourd’hui, nous y cherchons un cœur oublié qui fait battre le nôtre à son rythme, un corps anonyme dont les 30 jours d’agonie nous hantent. Nos vies ont été définitivement chamboulées. Mon masque est trempé de sueur et de larmes. L’idée que quelqu’un, quelque part sous les gravats, ait pu passer trente jours à peut-être essayer de crier sans y parvenir, trente jours à se débattre avec les débris de verre, trente jours sans manger, sans boire, à respirer à peine, trente jours à attendre les secours qui ne sont jamais venus, trente jours à voir sa mort s’approcher pas à pas à mesure que ses pulsations cardiaques devenaient de moins en moins fréquentes ; l’idée que ce soit un enfant, l’idée que cet enfant soit éventuellement l’un de ces marchands de fleurs qui parsemaient, à travers les effluves de leurs roses et leurs gardénias, le parfum du Beyrouth qu’on aime. L’idée que je sois passé par là tous les jours depuis le 4 août, sans détourner le regard, sans même m’approcher, l’idée qu’il soit mort, l’idée qu’on aurait pu le sauver, me donnent le vertige.

Leur force, leur courage, leur humanité
Mais derrière moi, dans mon dos, je reçois l’émotion des présents qui ont tout quitté pour venir au chevet de ce cœur, de ce souffle, de ces désormais sept battements. « Tant qu’il y aura un battement, on n’arrêtera pas. » Impression que le cœur est entre leurs mains. Hormis les soldats de l’armée, en retrait comme s’ils reconnaissaient une fois de plus leur inutilité, je vois Melissa Fathallah qui, dès les premières heures de la nuit de jeudi et en dépit de son bras bandé, s’est mise en branle et a exercé la pression qu’il fallait pour faire venir une grue, au moment où les travaux de recherches avaient été brusquement et éhontément interrompus « jusqu’au matin ».

Dans la même rubrique

« Quand on a vu ton appartement, on a cru que tu étais morte ! »

Je vois Paola Rebeiz, la mama des places de la révolution, qui s’assurait que chaque rebelle avait de quoi manger, boire, dormir et se réchauffer avant d’aller manifester, et qui maintenant s’occupe de la logistique sur le terrain autour du « cœur ». Je vois Kassem, de la Défense civile qui, sans craindre de possibles représailles, a quitté sa maison inondée dans la nuit de jeudi, s’est retroussé les manches et a endossé son casque pour poursuivre l’excavation. Je vois les membres de Live Love Beirut, qui continuent d’aimer passionnément et faire vivre leur ville avec les moyens du bord. Je vois tous ces illustres inconnus qui croisaient les doigts, se mordaient les lèvres, priaient, espéraient, et qui, le souffle coupé, s’accrochaient à Flash, à un mot de l’équipe chilienne ou à la main d’un inconnu, s’obstinaient et refusaient de lâcher. C’est leur force, leur courage, leur humanité, que vous auriez vu, Monsieur le Président, si vous étiez descendu sur le terrain, et non « un, deux, trois immeubles cassés, et quoi d’autre ? », comme vous prétendiez au cours de votre dernier entretien télévisé. Comme moi, vous auriez reçu en pleine poitrine toute cette solidarité, miraculeusement intacte, intouchée et intouchable, et comme moi, vous auriez réalisé que c’est eux, nos véritables dirigeants, c’est eux qui portent le pays sur leurs épaules exténuées, tout le pays et jusqu’à son dernier souffle. En ce dimanche après-midi où j’écris ces lignes, je continue de les regarder, ces héros. J’ai envie de chialer en pensant à cet acharnement qui n’aura mené à rien, et je ne peux m’empêcher de me demander combien de cœurs aurions-nous pu sauver si nous avions les dirigeants qu’on mérite ? Je n’ai pas de réponse et nous n’avons peut-être pas élucidé le mystère de ce cœur qui aurait tenu 30 jours, mais une chose est sûre, une réponse est incontestable : ce que nous avons retrouvé en dessous des décombres, 48 heures plus tard, c’est le peu d’espoir qui reste en cette ville, en ses gens, et que plus que jamais, on refusera de lâcher.

Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

« Il y aurait une trace de vie sous les décombres à Gemmayzé, quelqu’un en sait plus ? » ; « seize battements de cœur, disent les scanners thermiques » ; « c’est un petit corps, celui d’un garçon, en principe » ; « par moments, on a pu déceler deux pulsations cardiaques simultanées, ils sont deux et pas un ! » ; « des nouvelles du...

commentaires (3)

"... je ne peux m’empêcher de me demander combien de cœurs aurions-nous pu sauver si nous avions les dirigeants qu’on mérite ..." - Mais... nous avons les dirigeants qu’on mérite... Nous avons voté pour eux. Ou plutôt pour l’argent qu’ils nous ont donné pour notre voix, ou au mieux parce qu’on pensait égoïstement qu’ils nous aideraient le jour où nous aurions besoin d’eux, un poste de fonctionnaire, une amende levée, un permis pour ceci ou cela, un litige avec son voisin. Jamais, honnêtement, nous ne nous sommes demandés s’ils seraient bien pour le pays, ou pas... Nous ne sommes pas des victimes. NOUS SOMMES COMPLICES !!!

Gros Gnon

14 h 55, le 07 septembre 2020

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • "... je ne peux m’empêcher de me demander combien de cœurs aurions-nous pu sauver si nous avions les dirigeants qu’on mérite ..." - Mais... nous avons les dirigeants qu’on mérite... Nous avons voté pour eux. Ou plutôt pour l’argent qu’ils nous ont donné pour notre voix, ou au mieux parce qu’on pensait égoïstement qu’ils nous aideraient le jour où nous aurions besoin d’eux, un poste de fonctionnaire, une amende levée, un permis pour ceci ou cela, un litige avec son voisin. Jamais, honnêtement, nous ne nous sommes demandés s’ils seraient bien pour le pays, ou pas... Nous ne sommes pas des victimes. NOUS SOMMES COMPLICES !!!

    Gros Gnon

    14 h 55, le 07 septembre 2020

  • TRES TRISTE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 33, le 07 septembre 2020

  • Assez éloquent comme article. Mais, malgré le côté humanitaire de l'affaire, on n'a rien trouvé. Désolé pour la fatigue et le faux espoir. Cette histoire me rappelle le conte du roi qui se baladait nu en ville croyant porter un habit invisible conçu par son tailleur doué, et que tout le monde s'exaltait devant lui et devant son habit invisible, jusqu'à ce qu'un petit garçon, quand à lui à commencé à se moquer du roi se baladant nu.

    Esber

    09 h 31, le 07 septembre 2020

Retour en haut