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Lifestyle - Photo-roman

« Chou, toi aussi tu pars ? »

Maintenant que tous ses amis sont partis, maintenant que le pays ne semble plus vouloir de lui, un jeune Libanais aux rêves écrabouillés se pose désormais cette sempiternelle question : s’en aller ou rester ?

« Chou, toi aussi tu pars ? »

Photo Ayla Hibri

Quatrième semaine. Rym, depuis son lit où l’explosion du 4 août l’a clouée, la jambe plâtrée et le souffle saccadé, te raconte avec une profonde rage dans les cordes vocales qu’une fois qu’elle pourra marcher à nouveau, une fois qu’elle retrouvera l’usage de ses pieds, elle partira sans regarder par-dessus son épaule. « Je ne sais plus quoi sentir envers ce pays, je ne sens plus rien. » Rana, de Dubaï, en dépit de sa douleur d’être si loin, en dépit de ses cernes et ses insomnies qu’elle traîne entre les quatre coins de son studio voilà un mois, t’écrit : « Viens, juste viens, je m’inquiète pour toi. » Des mots qui font écho à ceux de Mona à Paris qui te dit : « Tu mérites mieux que cette vie, tu mérites mieux que ce pays. » Yasmine a peur de rentrer, elle craint de voir ce que Beyrouth est devenue, sa chambre d’enfant férocement violée, son enfance qui a foutu le camp et sa grand-mère à qui personne ne tient la main.

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Rami venait à peine de se réinstaller au Liban qu’il plie déjà ses bagages, pour aller où, il ne sait pas, « n’importe où, je veux juste dégager. Je me suis fait avoir ». Cynthia, Raya, Chérine, Rania, Rida, Maha, Raja, Alexandra, Jessy, Karim, Ayla, Tamara, tu te retournes et ils ne sont plus là. Ta flopée d’amis qui faisaient de Beyrouth un paradis et un combat, ces mêmes amis que tu retenais ici de toutes tes forces, que tu sermonnais naïvement : « il faut qu’on reste et qu’on se batte jusqu’au dernier souffle », pour la première fois, tu ne sais pas quoi leur dire, pour la première fois, tu les comprends.

« Tu es là cet été ? »

Sur ton écran, tu lis « 380 000 demandes d’émigration, and still counting », et aussitôt, au fond de toi, tu sens les 380 000 éclats de ton cœur que plus rien ne peut réparer. Lorsque tu sors dans les rues mutilées de ta ville où tu te sens désormais si vulnérable et vaincu, sursautant encore au moindre débris de verre que tu écrases, tu croises des connaissances qui trimbalent dans des valises de fortune ce qu’ils ont pu sauver de leurs vies d’avant, leurs vies en ruine, leurs vies ruinées. Les étés d’avant, quand tu tombais sur eux dans des fêtes qui se prolongeaient jusqu’à la man’ouché du petit matin ou le long des plages où leurs châteaux de sable étaient à la hauteur de leurs rêves pour ce pays, ils te disaient, guillerets : « Ah, tu es là cet été ? » Aujourd’hui, masqués comme l’on muselle des bêtes qui résistent, miraculés mais meurtris, ils te posent cette sempiternelle et douloureuse question : « Chou, toi aussi tu pars ? » Même ta mère, qui t’avait transmis dans le sang cet hélas indéchiffrable amour pour le Liban, qui un jour de mars 2005 t’avait mis entre les mains un drapeau, pour que tu te fasses entendre, ta mère qui cent fois est partie et revenue, qui a cent fois fait, défait et refait sa vie, ta mère qui mille fois est tombée et s’est relevée à la force de ce qu’on appelle la résilience, tu la vois se serrer les poings, se mordre les lèvres en te sommant de partir, « pour moi, c’est trop tard, mais toi, je te veux loin de ce pays. Loin de ce pays qui n’a plus rien à t’offrir ». Elle n’a plus de larmes, juste un regard obscur qui lui froisse le visage, quelques cheveux blancs qui racontent un temps perdu pour rien, des espoirs abandonnés en chemin et de la colère, une colère qui se cherche des mots et ne trouve plus que des injures. « Je peux les tuer de mes mains », répète-t-elle à chaque fois qu’elle les entend dire sans la moindre honte : « Oui, je savais pour les matières explosives du port, mais je n’ai pas les pouvoirs nécessaires pour faire quoi que ce soit. » La nuit, elle ne dort pas, à se ronger les sangs quand tu es de sortie, tiraillée entre la tristesse de te voir faire ta vie ailleurs et la culpabilité de t’avoir fait croire en cette illusion qui s’appelle le Liban. Elle n’attend qu’une chose, c’est que tu sois dans un avion, que tu sois loin, et donc en sécurité.

Ta maman et le pêcheur

Puis tes amis de Paris reviennent à la charge, te bombardant de coups de fil pour t’informer que les frontières avec la France sont ouvertes, que les autorités françaises semblent faciliter les démarches pour l’émigration. « Fonce, ne perds pas ton temps ! » Las d’argumenter pour un « moi, je reste » qui te semble à présent si puéril et dérisoire et ne convainc plus personne, tu finis par cliquer sur le lien qui te mène vers le site du consulat français.

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Aussitôt, tu t’imagines en train de mettre ce qui reste de ta vie dans une misérable valise, entre des ragoûts qui sentent la maison, des pulls et des manteaux pour des villes froides, des villes stables et ronronnantes d’ennui qui t’accueilleront mais où tu seras éternellement étranger. Une enveloppe d’argent, ce que la banque t’aura donné au compte-gouttes, des contacts pour te trouver un boulot sans goût, des cartes de visite d’agents immobiliers et l’adresse d’un traiteur libanais. Tu t’imagines déjà en train d’aller faire tes adieux à tes grands-parents, à te demander s’ils seront là à ton prochain séjour, à te demander si cette guerre de trop aura leur peau. Tu t’imagines déjà en train de refermer la porte de ta chambre de vieil enfant, et tu as le cœur en branle, des ondées qui t’inondent les joues. Tu es déchiré. Tu t’imagines aux départs de l’aéroport, tu as déjà dans les narines le parfum de ta mère qui en sera à se battre contre le Niagara de ses larmes, à te jurer : « Va, vole et ne t’inquiète pas pour moi. » Tu t’imagines déjà refusant de lui lâcher la main comme à ton premier jour d’école, puis alignant à regret tes pas vers le tarmac de ta vie nouvelle. Tu t’imagines tournant la page et rien que cette idée te retourne l’estomac. Tu penses alors à ce pêcheur avec qui tu avais l’habitude de converser, après ton jogging à la Corniche. Il te racontait qu’en attendant que quelque poisson vienne mordre à l’hameçon, il regardait longtemps les avions tracer leur chemin dans le ciel au-dessus de sa tête et le mouvement des vagues qui l’appelaient, l’horizon qui le tentait : « Viens, juste viens », comme Mona, Rana et les autres te disent aujourd’hui. Tous les jours, le pêcheur se demandait s’il devait succomber à cette tentation ou s’il devait continuer à attendre des poissons qui ne viendront jamais. Mais le pêcheur est resté. Il est encore là, tu as été voir pour t’assurer. Aujourd’hui, contre vents et marées, tu es ce pêcheur et, comme lui, tu resteras.

Chaque semaine, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...

Quatrième semaine. Rym, depuis son lit où l’explosion du 4 août l’a clouée, la jambe plâtrée et le souffle saccadé, te raconte avec une profonde rage dans les cordes vocales qu’une fois qu’elle pourra marcher à nouveau, une fois qu’elle retrouvera l’usage de ses pieds, elle partira sans regarder par-dessus son épaule. « Je ne sais plus quoi sentir envers ce pays, je ne...

commentaires (4)

(...) Fatigués de la dégradation de vos conditions de vie ? Par la paupérisation qui vous mange ? Par l’absence de perspectives ? Las de voir sombrer votre pays vers le sous-développement et l’obscurantisme ? De subir des coupures de courant quotidiennes ? Traumatisés par les attentat politiques répétés ? Choqués par les amas de détritus qui jonchent la route menant à Damas ? Etc, etc, etc. Chrétien, chite, sunite, druze, juif… Lève-toi et marche, uni. D’une seule et même voix : "LIBAN" !

MAILLARD Serge

12 h 10, le 02 septembre 2020

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Commentaires (4)

  • (...) Fatigués de la dégradation de vos conditions de vie ? Par la paupérisation qui vous mange ? Par l’absence de perspectives ? Las de voir sombrer votre pays vers le sous-développement et l’obscurantisme ? De subir des coupures de courant quotidiennes ? Traumatisés par les attentat politiques répétés ? Choqués par les amas de détritus qui jonchent la route menant à Damas ? Etc, etc, etc. Chrétien, chite, sunite, druze, juif… Lève-toi et marche, uni. D’une seule et même voix : "LIBAN" !

    MAILLARD Serge

    12 h 10, le 02 septembre 2020

  • (...) Au cœur d’un état qui rend ses citoyens fiers d’appartenir à un système qui érige l’individu, le mérite, le travail et l’honnêteté au rang de valeurs naturelles et incontournables et qui se construit par et autour d’elles. Au cœur d’un système qui rejette systématiquement les d’accointances partisanes et religieuses, les arrangements faits de dessous de tables et de vols ordinaires, de silences coupables. Au cœur d’une organisation politique qui sépare les trois pouvoirs et dépersonnalise les gouvernements, où l’on élit une femme ou un homme au travers de son programme, de son honnêteté, plutôt que de son appartenance religieuse. Au cœur d’une cité où chacun est redevable à la société dans sans ensemble autant qu’il contribue à son épanouissement et sa réussite, plutôt qu’à une caste religieuse ou politique qui justifie ses manquements, ses malhonnêtetés et ses incompétences en accusant "l’autre". Au cœur d’un pays débarrassé de ses armes illégales, de ses factions armées et autres groupes de pression qui empêchent cillamment la démocratie de s’exprimer ; d’un pays débarrassé de ses traîtres et des ses vendus, financés et téléguidés depuis l’étranger. Oui, les libanaises et les libanais ont du génie et de la magie… trop longtemps enfouis par d’inqualifiables et d’indécrottables démons. (...)

    MAILLARD Serge

    12 h 10, le 02 septembre 2020

  • Vous, femmes, hommes du Liban. Chrétiens, Chites, Sunites, Druzes, Juifs… Vous êtes le Liban. Vous êtes libanaises, libanais. Avant tout. Pensez à votre maison : le Liban, cessez de craindre "l’autre"... chrétien, chite, sunite, druze, juif. Cela, on vous le met dans la tête depuis votre plus jeune âge, vous rendant sectaires et dépendants, tyrannisés par une peur qui vous a menés vers la guerre (1975 - 1990) ou vers l’immobilisme naïf et coupable. Et ceux qui vous inculquent ces "valeurs" destructrices et létales sont ceux-là mêmes qui s’enrichissent en volant votre nation, en la divisant, en la pillant de ses richesses, en plaçant leurs capitaux à l’étranger, en paupérisant un peuple de plus en plus affamé, désespéré et endoctriné à la peur de l’autre. En divisant pour mieux régner. Regardez ce qu’ils ont fait de votre patrie, les voleurs, les sectaires, les religieux obscurantistes, les exclusivistes : un amas de misère, de saleté, une machine cruelle d’endoctrinement confessionnel, ou chaque camp recherche à préserver ses acquis, sa "part de gâteau"… Mais quel gâteau ? Ce pays est exsangue, ruiné, sans espoir. A l’agonie. Fini de jouer. De se persuader que cela ira mieux "Inch Allah", que le génie libanais viendra à bout des adversités, que des lendemains meilleurs viendront. Ensemble et tous, dans la tolérance mais sans complaisance, dans une société civile, multiconfessionnelle, laïque et rigoureuse, au cœur d’une nation forte, vous réussirez. (...)

    MAILLARD Serge

    12 h 10, le 02 septembre 2020

  • Encore un tableau de dégoût d’un peuple qu'on tue gratuitement , d’une jeunesse qui ne trouve aucun brin d’espoir , d’une caste politique insensible comme des crocodiles , alors une seule issue tout quitter et partir sans regrets

    Antoine Sabbagha

    19 h 03, le 01 septembre 2020

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