Cent ans après la proclamation du Grand Liban, l’impressionnant parallèle avec l’année 2020 se poursuit. Nous avons d’abord assisté au bombardement du port en 1912 qui a provoqué de graves destructions et une désorganisation des services publics à Beyrouth, avant d’aborder l’épisode de la crise économique et financière, du blocus ottoman et de la Grande Famine entre 1915 et 1918.
Dans ce dernier article de la série, voici que la France vole au secours du Liban au moment le plus critique de son existence, en 1918 comme en 2020. Cette photographie d’époque est tirée du fonds de mon arrière-grand-oncle, l’évêque Abdallah Khoury, aujourd’hui géré par Zeina Beaini. Vicaire de deux patriarches (Hoyek et Arida), fondateur de l’église Mar Takla de son village natal Bkassine, il a présidé la troisième délégation libanaise à la conférence de la paix à Versailles durant l’été 1920. Le Liban d’aujourd’hui lui doit, ainsi qu’à Émile Eddé, Youssef Gemayel, Toufic Arslane et l’évêque Kirillos Moghabghab qui l’accompagnaient, ses frontières actuelles.
Devait également faire partie de cette délégation Alfred Sursock, le père de la regrettée Lady Yvonne Sursock Cochrane qui nous a quittés cette semaine ; il s’est excusé pour raisons personnelles. Bien lui en a valu : le 1er septembre, il a pu assister à la proclamation du Grand Liban, sur le perron de la Résidence des Pins dont il venait d’achever la construction, le reste de la délégation n’étant retourné qu’à la fin du mois.
Il existe du cliché d’aujourd’hui une version officielle, où les protagonistes posent, raides comme des notaires, en regardant la caméra. Celui-ci a ceci de touchant qu’il est raté. Alors que les personnages se sont placés dans un ordre protocolaire pour la prise de vue, quelque chose a attiré leur attention au moment où le photographe appuyait sur le déclic : c’est un enfant qui perturbe l’ordre en entrant inopinément dans le cadre. Il est vivement retenu par le personnage en tarbouche à droite. Dans la photo connue, l’enfant a obtenu satisfaction : il pose fièrement au premier rang. Quel symbole que celui-ci !
Nous sommes à Bécharré en août 1920. Quelques jours avant la proclamation, le général Henri Gouraud, qui a remplacé en 1919 François Georges-Picot en tant que haut-commissaire, se rend au cœur du Mont-Liban à la rencontre du patriarche maronite Élias Hoyek. La visite est hautement symbolique : Hoyek a présidé, en 1919, la deuxième délégation libanaise à la conférence de la paix à Versailles. C’est à cette occasion qu’ont été exposées les « revendications libanaises » portant sur l’intégration de Tripoli, de la Békaa, du Sud mais surtout de Beyrouth au Mont-Liban pour former la nouvelle entité autonome. Avec sa longue barbe blanche et son regard ténébreux qui lui donnent un air à la fois auguste et déterminé, ce libaniste farouche et bagarreur est à la droite de Gouraud, comme il le sera pour la proclamation quelques jours plus tard.
Une visite hautement symbolique aussi parce que le général Gouraud a choisi les Cèdres pour marquer l’attachement de la France au Liban éternel. Il s’appuie sur sa canne avec la main gauche, le bras droit ayant été emporté en 1915 par un obus ottoman dans les Dardanelles. Promu à 44 ans plus jeune général de sa génération, il est l’artisan de la victoire de Champagne qui constitue un véritable tournant dans la Grande Guerre en 1918. Il est arrivé à Beyrouth en novembre 1919 auréolé d’une gloire immense, à la demande de Clemenceau lui-même qui a souligné, par des compliments dont il était pourtant avare, combien il le tenait en estime : « Quand le pays a besoin d’un homme, vous êtes là. »
Vainqueur de la Grande Famine
Et maintenant, faites bien attention car c’est rare de le voir et l’ingratitude des Libanais l’a envoyé aux oubliettes de l’histoire. À la gauche de Gouraud se tient le commandant Albert Trabaud. Il est à cette époque-là gouverneur du Mont-Liban et le restera jusqu’en 1923. Cet homme semble se cacher sous une casquette de marine trop grande pour sa tête et dont l’ombre mange un visage d’albâtre : on le reconnaît surtout grâce à la barbe blanche coupée en rectangle. Tête baissée, mains derrière le dos, sourire complice, on le dirait timide. Pourtant, Trabaud a à son actif une victoire que nous devrions célébrer chaque année : il vient de sauver des centaines de milliers de Libanais de la famine en organisant les secours, dès 1918, à partir de la presqu’île de Rouad contrôlée par la marine française. Le principe vous donnera une terrible sensation de déjà-vu : pour contourner le risque de vol des aides alimentaires par les autorités, Trabaud va mettre en place un ravitaillement en contrebande qui va directement bénéficier aux victimes de la Grande Famine. En deux mois, ce génial petit homme parviendra à mettre fin à l’épisode le plus atroce de notre histoire.
Que reste-t-il de Trabaud aujourd’hui ? Une jolie petite rue d’Achrafieh qui a hérité de son nom durant le mandat car il y avait habité un temps. Et ce sont les habitants de cette rue eux-mêmes qui tiennent jalousement à ce nom malgré sa réattribution depuis des décennies, par une municipalité amnésique, à une personnalité libanaise.
Enfin, quatrième personnage et non des moindres, l’immense cèdre à droite occupe un bon tiers de l’image et va désormais faire partie de toutes les photos touristiques prises à cet endroit. Il s’agit du cèdre dit « de Lamartine », car le grand écrivain français y a gravé son nom en 1832. Au moment où nous fêtons en rouge et noir les cent ans de notre pays en danger de mort, il est temps de relire la première strophe de son Chœur des cèdres du Liban avant de relever le poing de la dignité :
« Aigles qui passez sur nos têtes,
Allez dire aux vents déchaînés
Que nous défions leurs tempêtes
Avec nos mâts enracinés.
Qu’ils montent, ces tyrans de l’onde,
Que leur aile s’ameute et gronde
Pour assaillir nos bras nerveux !
Allons ! leurs plus fougueux vertiges
Ne feront que bercer nos tiges
Et que siffler dans nos cheveux ! »
commentaires (4)
Qui en France se souvient de Trabaud ou des marins qui se portèrent au secours des Arméniens de Musa Dagh
yves gautron
20 h 01, le 10 septembre 2020