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Lifestyle - La carte du tendre

Mon peuple se meurt

Voici le deuxième d’une minisérie de trois articles, petite contribution personnelle à la commémoration du centenaire de la proclamation du Grand Liban le 1er septembre 1920.

Mon peuple se meurt

Des victimes de la grande famine (1915-1918). Collection Georges Boustany

Est-ce parce qu’il est situé à la rencontre de plaques tectoniques irréconciliables ? Est-ce parce qu’il représente une anomalie dans une région qui est elle-même une anomalie à l’échelle du monde ? Est-ce parce qu’il est censé être un point de rencontre que le Liban semble à jamais voué à n’être qu’une terre brûlée ?

« Mon peuple se meurt, écrivait Khalil Gibran en 1916, à peu près au moment où cette photo a été prise. La mort de mon peuple est une accusation silencieuse ; c’est un crime fomenté par les têtes de serpents invisibles, c’est une tragédie sans texte. Mon peuple est mort tandis que ses mains se tendaient vers l’Orient et l’Occident, tandis que ses orbites vides regardaient fixement la noirceur du firmament. Il est mort en silence car l’humanité est restée sourde à ses appels. Il est mort parce qu’il n’a pas sympathisé avec ses ennemis, il est mort parce qu’il plaçait sa confiance dans l’humanité tout entière, parce qu’il était les fleurs piétinées et non le pied qui écrase. Il est mort parce qu’il était un bâtisseur de paix, parce que les monstres de l’enfer se sont levés, ont tout détruit, parce que les vipères et les enfants des vipères ont craché du poison dans l’espace où les saints cèdres, les roses et les jasmins exhalent leurs parfums. »

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La faute aux Italiens

À quelques jours du centenaire de la proclamation du Grand-Liban, alors que l’explosion du 4 août vient d’assassiner des anges et de ravager Beyrouth une fois de trop, cette seconde image de la série vient nous rappeler que ce qui nous sépare de la tombe est parfois plus fin que du papier à cigarette.

Aux origines de la renaissance du Liban, il y a un drame que les Libanais préféreront plus tard cacher sous le tapis, comme ils cacheront les quinze ans d’une guerre qui a tout détruit, à commencer par les consciences. Ce tirage original d’époque est le témoignage silencieux de ce drame.

Au pied d’un mur symbolisant un horizon bouché, une femme et ses enfants forment un groupe d’affamés talonnés par la mort. Ils sont assis à même le sol et une jeune fille semble cuire quelque mixture dans une bouilloire posée sur un feu de fortune. Elle est torse nu, ce qui permet de montrer sa terrible maigreur : ses clavicules sont un collier de misère, ses côtes saillantes semblent vouloir percer ce qui lui reste de peau, ses seins sont des sacs desséchés, ses cheveux déshydratés et son regard halluciné lui donnent un air de morte-vivante. La mère décharnée a, pour sa part, encore la force de se vêtir. Autour d’elle sont éparpillés des enfants étiques, dont une petite fille qui semble à l’agonie. Qu’ils sont durs à soutenir, ces regards qui brûlent nos consciences. Qu’un photographe bien portant soit là à les placer, à vérifier l’arrière-plan, à régler le trépied et l’ouverture du diaphragme, à insérer ses plaques comme pour une photo de première communion ne semble même pas les émouvoir. Ce groupe sans homme qui dialogue déjà avec le monde du silence a depuis longtemps dépassé le stade de la pudeur ou même de la supplication. Cette photo et la série à laquelle elle appartient se veulent l’ultime gémissement d’une population qui n’obtiendra jamais réparation.

Un siècle après, des facteurs similaires

Deux ans après l’attaque italienne de 1912 (notre article précédent paru dans l’édition du 7 août), l’Empire ottoman est à peine sorti des guerres balkaniques qu’il doit s’engager dans le premier conflit mondial : il n’y survivra pas. Le sultan Mehmed V nomme Jamal Pacha à la tête des affaires civiles et militaires du Moyen-Orient : le « Boucher » s’illustrera par les massacres des Arméniens et des Assyriens avant que sa répression ne s’abatte sur le Mont-Liban dont il craint que la population constitue un maillon faible dans la défense de l’empire. Comme souvent lors des grandes catastrophes humanitaires, la corde du drame va se tresser de plusieurs facteurs : le blocus économique opéré par les Alliés contre les armées ottomanes ; l’invasion de sauterelles qui ravagent les récoltes libanaises ; les réquisitions de denrées alimentaires par Jamal Pacha pour nourrir l’armée ; le blocus que celui-ci opère à son tour sur le Mont-Liban pour en détruire l’économie ; les usuriers et les accapareurs qui appauvrissent la population ; la crise monétaire provoquée par l’émission de papier monnaie sans valeur à la place de la livre-or turque. Si cette litanie vous rappelle quelque chose, c’est que toutes choses égales par ailleurs et en remplaçant les sauterelles par le virus et l’explosion, nous sommes confrontés aujourd’hui au même faisceau de causes qui risquent de provoquer les mêmes effets sans une assistance internationale. En 1915, les résultats ne vont pas se faire attendre : l’hyperinflation rend les produits alimentaires inabordables, provoquant une explosion des épidémies favorisées par la famine et l’insalubrité générale. Durant trois ans, des milliers de cadavres seront ramassés par des charrettes et enterrés dans des fosses communes. Comme au temps de la peste.

S’agit-il d’une hécatombe involontaire ou d’un génocide ? Si les historiens divergent sur la caractérisation de la grande famine, il n’en demeure pas moins qu’un tiers des Libanais va y succomber, un sacrifice qui marquera à jamais notre peuple. Pourtant, la polarisation confessionnelle portera les pouvoirs publics à occulter la grande famine au profit de l’exécution des nationalistes, événement plus fédérateur.

On ne saura donc suffisamment remercier l’historien Christian Taoutel et l’écrivain Ramzi Salamé pour leur initiative : en 2018, cent ans plus tard, cent ans trop tard, sera érigé le mémorial de la Grande Famine devant l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, œuvre de Yazan Halwani en hommage à ces victimes sur les ossements desquels a été bâti le Grand-Liban. Car, poussés à se révolter contre la famine et le blocus ottoman, les Libanais et les Beyrouthins vont être réprimés dans le sang en 1916, offrant au Liban ses premiers martyrs officiels, et à la plus grande place de Beyrouth son nom.

Il aura fallu passer par le purgatoire pour accéder à la libération : à l’heure où se joue à nouveau le sort du Liban, tâchons de nous en souvenir et affirmons, malgré les larmes, à nos morts d’hier et d’aujourd’hui que le pays pour lequel ils ont donné leur vie n’était pas une chimère.

Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

Est-ce parce qu’il est situé à la rencontre de plaques tectoniques irréconciliables ? Est-ce parce qu’il représente une anomalie dans une région qui est elle-même une anomalie à l’échelle du monde ? Est-ce parce qu’il est censé être un point de rencontre que le Liban semble à jamais voué à n’être qu’une terre brûlée ? « Mon peuple se meurt, écrivait Khalil...

commentaires (5)

Merci à Christian Taoutel, Ramzi Salamé et Yazan Halwani. Merci à l'USJ. Mais de l'autre côté qu'il est lâche le silence de l'État libanais et, surtout, celui de Bkerké.

Youssef Najjar

07 h 36, le 25 août 2020

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Commentaires (5)

  • Merci à Christian Taoutel, Ramzi Salamé et Yazan Halwani. Merci à l'USJ. Mais de l'autre côté qu'il est lâche le silence de l'État libanais et, surtout, celui de Bkerké.

    Youssef Najjar

    07 h 36, le 25 août 2020

  • Que le destin de ce petit galet poli par la méditerranée est triste.....

    Christine KHALIL

    20 h 34, le 24 août 2020

  • Tutelle ou Protectorat,pour 20 ans....pour panser les plaies et revivre.

    Marie Claude

    08 h 49, le 24 août 2020

  • LE LIBAN EST MORT. SON PEUPLE AGONISE. L,OMBRE NOIRE DE L,ANTICHRIST PERSAN S,Y PAVANE.

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 02, le 23 août 2020

  • Malheureusement, l'Histoire, et toutes les Histoires, ne font que se répéter. Vingt et unième siècle, pire que ceux du deuxième millénaire.

    Esber

    06 h 38, le 23 août 2020

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