Hommages

Le dernier chant d’Adjoua

C’est mon dernier souvenir avant l’explosion, le chant d’Adjoua sur le balcon.

Mardi 4 août, la lumière d’après-midi déroule sa douceur dans un camaïeu d’ocres. J’entends un air chanté, passe la tête par la fenêtre. La voix provient de l’immeuble en face. Je reconnais la silhouette d’Adjoua. Elle chante en dioula mêlé de français-nouchi, comme dans les faubourgs d’Abidjan. La mélodie glisse dans les bruits de Beyrouth entre le vacarme des camions et le vrombissement des générateurs d’électricité. Je m’installe sur la chaise du balcon. Adjoua sait que je l’écoute. Demain, elle quitte le Liban. C’est comme un chant d’adieu, le don de sa voix avant le départ. Elle m’a annoncé sa décision samedi dans l’épicerie d’Abou Toufic.

Je me suis alors souvenu de notre première rencontre, dans l’épicerie. Je revois les cageots de légumes, les conserves de hommos, les images de saints empoussiérés sur les murs. La radio transmet la colère d’une manifestante de la Place des martyrs, son ras-le-bol contre les politiciens corrompus, incompétents et mafieux ; ils doivent tous tomber tous et tous, scande-t-elle dans une phrase sans ponctuation, et c’est comme si sa détresse impatiente débordait la langue. J’attends mon tour à la caisse, une boîte de labné à la main. Une voix inattendue au fond de l’épicerie rallonge l’espace, Banadoura wa bassal, des mots d’arabe posés sur un accent d’Afrique. Je me retourne. Je vois la scarification sur la joue, le visage tourmenté, le regard épais. Ce premier soir, je ne peux m’adresser à Adjoua. C’est plus tard, après la méfiance, que nous avons pu parler.

Adjoua est penchée maintenant sur la rambarde du balcon. Entre nous, la distance de deux immeubles, les fils électriques qui pendent dans le vide, les langues enchevêtrées, la douleur d’histoires enfouies. La chanson se poursuit sur une tonalité plus lente, comme une complainte, une prière traversée de larmes avant la reprise du refrain plus gai.

Adjoua sifflote sa joie. Elle a récupéré son passeport, elle va partir, elle chante. Après de longues tractations administratives, son ex-employeur a fini par lui remettre son passeport. Il lui avait été confisqué dès son arrivée à l’aéroport. Elle s’était indignée puis avait dû ployer les épaules et ensevelir sa colère, entassée avec toutes celles qu’elle me raconterait par bribes. La faim dans l’enfance, la douleur de la faim, la honte de la faim, mais surtout le geste de Salifou, les mains qu’il avait posées sur son corps et tout ce qu’Adjoua me livrait à voix basse, le viol de sa jeunesse, sa féminité transgressée. Elle entendait, dans ses cauchemars, le cri qu’elle avait dû claquemurer en elle. C’est là, dans cet interstice entre la souillure du corps et le cri emprisonné, que s’est insinué le rêve du voyage. Alors, lorsque l’opportunité du Liban s’est présentée, elle a dit oui. Monsieur Karim lui avait garanti un logement dans une maison magnifique, un bon salaire, en échange du ménage chez un couple âgé de Beyrouth. Il avait omis de mentionner les horaires de travail à rallonge, le sommeil dans un couloir étroit, une zone de passage que le vieux traversait certaines nuits. Il y eut des disputes avec les employeurs et Adjoua dut quitter leur maison. Dans le malheur, j’ai eu de la chance, me disait-elle. Ma route a croisé celle de Samira et l’association Sans frontières. Samira m’a aidée pour les papiers et m’a trouvé l’appartement avec d’autres filles, du Sri Lanka, du Bangladesh, d’Éthiopie et des Philippines. Tu te rends compte, s’amusait Adjoua, venir d’Abidjan retrouver des migrantes qui ont traversé la terre pour échouer à Beyrouth.

Mardi 4 août, 18h. Adjoua chante toujours sur le balcon. Ce soir, au dîner chez elle, il y aura Samira et ses amies d’ici et d’ailleurs. Je me réjouis de les rencontrer. Je quitte mon balcon, le refrain d’Adjoua dans le dos.

C’est à ce moment-là qu’un souffle me déporte vers le salon puis j’entends une déflagration et le fracas de vitres brisées. Je me retourne, les articulations endolories, le bras en sang. Oserais-je avancer vers ce qui était le balcon ? L’ultime chant d’Adjoua résonne encore dans l’air. Au-delà de la misère et des corps courbés, il disait la joie d’être ensemble. C’est mon dernier souvenir avant l’explosion.

C’est mon dernier souvenir avant l’explosion, le chant d’Adjoua sur le balcon. Mardi 4 août, la lumière d’après-midi déroule sa douceur dans un camaïeu d’ocres. J’entends un air chanté, passe la tête par la fenêtre. La voix provient de l’immeuble en face. Je reconnais la silhouette d’Adjoua. Elle chante en dioula mêlé de français-nouchi, comme dans les faubourgs...

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