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Lifestyle - Explosions de Beyrouth

« Ils nous ont interdit de rêver », fulminent les Beyrouthins des quartiers dévastés

Des artisans, commerçants ou restaurateurs situés dans les quartiers de la capitale les plus touchés par l’explosion du 4 août ont accepté de témoigner dans nos colonnes. Attachés à leur dignité, ils pointent tous du doigt l’absence d’humanité, de responsabilité et d’honneur de la classe dirigeante, qui a une fois de plus éclaté au grand jour dans le sillage de la catastrophe.

« Ils nous ont interdit de rêver », fulminent les Beyrouthins des quartiers dévastés

Youmna Abou Fayçal dans ce qui reste de sa boutique « Youmna Antiques », à Geitaoui. Photo P.H.B.

Youmna Abou Fayçal, épouse Haroutiounian, est antiquaire depuis 20 ans. C’est avec son mari, aujourd’hui décédé, qu’elle a appris à apprécier, entretenir et restaurer toutes sortes d’objets témoins du passé, dont beaucoup de lanternes et autres luminaires. « Ces objets sont comme nos enfants. Nos âmes y sont rattachées », laisse-t-elle échapper, nostalgique, avant d’adresser une pensée émue et pleine de tendresse à ses trois filles.

Son échoppe, sobrement baptisée « Youmna Antiques » et que le couple a ouverte à quelques mètres de l’immeuble dans lequel se trouve leur appartement, s’étend sur trois locaux en plein milieu de la rue Qobeyyate, dans le quartier de Geitaoui, non loin de la zone portuaire de Beyrouth. Protégé par de solides rideaux métalliques, l’atelier abrite d’innombrables trésors alliant métaux précieux, verres sculptés et autres matériaux travaillés par des mains expertes et délicatement vieillis par le temps.

Mais comme beaucoup d’autres lieux qui donnaient son cachet à la capitale libanaise, la boutique de Youmna est aujourd’hui méconnaissable, ébranlée par la massive double explosion survenue le 4 août dans le hangar numéro 12 du port de Beyrouth. L’antiquaire se trouvait à bord d’un taxi engagé dans la montée de Karm el-Zeitoun, à Achrafieh, quand le souffle de l’ultime déflagration a ravagé la majorité des immeubles situés dans un rayon de 3 à 5 km. Sa benjamine, Maral, était dans l’appartement familial qui a subi de très importants dégâts. Mère et fille s’en sont sorties miraculeusement indemnes.


Elian Hayek, 38 ans, orfèvre, avait ouvert sa boutique rue d’Arménie à Gemmayzé il y a deux ans et demi. Photo P.H.B.


Cinquante ans en arrière

Trois semaines après la catastrophe, les locaux de la boutique sont encore jonchés de débris. Le souffle de l’explosion a tordu les rideaux de fer pour accomplir son œuvre destructrice à l’intérieur. « Je n’ai pu le faire réparer que trois jours plus tard, afin de pouvoir au moins fermer la boutique », témoigne Youmna. Pour elle, comme pour beaucoup d’autres Libanais, cette nouvelle épreuve est celle de trop. « Nous avons monté cette affaire après la guerre civile, au cours de laquelle nous avions déjà beaucoup perdu. J’ai 69 ans et je demande aujourd’hui aux dirigeants combien de temps il faudra encore travailler pour pouvoir vivre dignement », martèle-t-elle en colère. « Je n’ai plus confiance en aucun homme politique, aucun leader. Ils nous ont ramenés 50 ans en arrière et nous ont interdit de rêver d’une vie meilleure », conclut-elle.

La douleur et la rage sont des sentiments partagés par de nombreux artisans situés dans les quartiers de Geitaoui, Mar Mikhaël, Gemmayzé et du centre-ville, les plus touchés par la catastrophe. Elian Hayek, 38 ans, en fait partie. Orfèvre autodidacte, né de père syrien et de mère libanaise, il est arrivé de Homs, en Syrie, il y a 8 ans. « Nous avons tout perdu à cause de la guerre en Syrie que nous avons fuie en venant au Liban. Nous avions alors 500 dollars en poche. J’étais psychologiquement épuisé et j’avais perdu 20 kg », se souvient-il.

« En Syrie, je travaillais dans l’événementiel et rien ne me prédestinait à devenir artisan. Pour m’occuper, j’ai commencé à décorer des pierres ramassées sur les plages en essayant de les vendre. Petit à petit, les gens ont commencé à me connaître et j’ai pu vivre de ce nouveau métier. J’ai dû économiser pendant cinq ans pour finalement m’installer ici, rue d’Arménie, où nous avons ouvert cette boutique il y a deux ans et demi », raconte Elian. « Étant syrien – la loi libanaise ne permet pas à la mère de transmettre sa nationalité à ses enfants –, je n’avais ni la possibilité de sortir du pays, ni celle d’obtenir un prêt pour développer cette affaire plus vite », ajoute-t-il.


La façade extérieure du salon Maison JE, sur la rue Gouraud, après le 4 août. Photo DR


Mieux cibler l’aide

Malgré toutes ces difficultés, sa nouvelle affaire marchait plutôt bien avant la succession des crises économique et sanitaire de cette année et jusqu’à ce que l’explosion ne vienne la frapper en plein cœur. « Nous étions dans la boutique avec mon père. Nous avons entendu la première explosion, puis un bruit d’avion. Mon père, Mounzer, était en train d’ouvrir la porte pour sortir voir ce qui se passait quand nous avons été soufflés, tous les deux, à l’intérieur. Heureusement, plus de peur que de mal, j’ai été blessé à la tête et mon père s’en est sorti indemne. Cela aurait pu être pire si la porte avait été fermée au moment de l’explosion », se souvient-il encore. Bien que très endommagé, le local de la boutique, duquel Elian a retiré toute la marchandise, reste exploitable, à condition que la vitrine qui a volé en éclat soit remplacée, entre autres travaux. L’appartement que possède la famille à Mar Mikhaël a, lui, été presque entièrement détruit. Sa mère était à la montagne au moment de la tragédie.

Comme Youmna, Elian oriente sa colère contre les classes dirigeantes, autant celle sévissant au Liban que celle qu’il a fui en Syrie. « Ici ou là-bas, les gouvernements se ressemblent beaucoup. Au Liban, ils prétendent défendre la liberté, tandis qu’en Syrie ils assurent vouloir protéger les minorités. Mais, au final, tout ce qu’ils savent faire, c’est piller les gens qui travaillent jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus rien », accuse-t-il. Il appelle enfin les personnes qui veulent secourir les habitants des quartiers sinistrés à mieux cibler l’aide qu’ils souhaitent apporter. « On nous a proposé beaucoup de choses, notamment des vivres, qui auraient été plus utiles à d’autres. Tout ce dont j’ai besoin, c’est que quelqu’un répare ma vitrine pour pouvoir travailler », assure-t-il.

Arrivé au cours de la conversation, Michel Azar, la trentaine et gérant du restaurant Grand Buffet situé dans la montée Accaoui à quelques centaines de mètres de l’échoppe d’Elian, a également eu beaucoup de chance. « Le restaurant est méconnaissable tant les dégâts sont importants, que ce soit le verre, le mobilier, les équipements et le faux plafond. Mais nous avons déjà commencé les réparations et espérons pouvoir rouvrir bientôt », décrit-il, affirmant pouvoir le faire dans une dizaine de jours. « C’est moi qui ai été le plus grièvement blessé. Les autres employés s’en sont heureusement mieux sortis. D’autres personnes dans la rue n’ont pas eu cette chance », ajoute-t-il, en montrant son bras criblé de points de suture. Michel a aussi eu un œil temporairement aveuglé par de la poussière de verre. « Je me suis rendu à l’hôpital Geitaoui pour me faire soigner. C’était le chaos. J’étais en bien meilleur état que d’autres personnes », note-t-il encore. Il affirme également que l’ensemble des personnes présentes dans les locaux ont entendu un bruit qu’ils ont identifié comme celui d’un avion précédant l’explosion, avant que le souffle ne les mette K.-O.


Les dégâts éparpillés sur le trottoir de Carré d’artistes et Au Gant rouge après l’explosion du 4 août. Photo Hiba Chehab


L’espoir en leitmotiv

Au cœur du quartier de Gemmayzé se trouve également le salon Maison JE, installé sur la rue Gouraud depuis 2017 « car toutes les cultures et religions s’y croisent », explique Élie Moussallem, l’un de ses fondateurs, « et pour l’humilité de cette rue où la jeunesse déambule au milieu des bâtiments historiques ». Créée par des hommes pour des hommes, Maison JE est une boutique discrète et raffinée dont le concept, unique dans la région, propose une expérience complète et personnalisée. Des vêtements conçus en Italie et taillés sur mesure, un service de soins capillaires et corporels tous azimuts, des ateliers en passant par des sessions de massage et des séances de physiothérapie à la préparation d’un futur marié le jour J, la beauté masculine y est ici (normalement) célébrée.

Tout bascule ce mardi 4 août, vers 18h06, quand la seconde explosion du port de Beyrouth détonne. « Quelques clients et employés étaient présents et, heureusement, personne n’a été grièvement blessé », se rappelle l’équipe de Maison JE. « Mais la boutique est détruite. » Pour de jeunes entrepreneurs, c’est beaucoup de travail et d’argent investis au fil des ans qui partent en une fraction de seconde. Surtout, c’est un coup dur supplémentaire au sein d’une année qui ne fait que « dégringoler depuis septembre dernier ». « Entre la crise économique et financière et ses restrictions bancaires, nous mettant des bâtons dans les roues pour créer et importer nos produits d’Italie, puis l’accumulation des fermetures à la suite du mouvement de contestation contre la classe politique et à la pandémie de Covid-19, entreprendre au Liban n’est qu’un éternel recommencement. Mais, aujourd’hui, nous sommes fatigués. »

Alors que d’innombrables volontaires sont venus aider les habitants et commerces des quartiers sinistrés à déblayer, réparer et panser les plaies, Maison JE s’est barricadée. « Nous avons vécu un moment, et il est toujours en cours. Nous avons besoin de temps pour digérer. » Cela dit, l’équipe l’affirme : « Nous reconstruirons, nous resterons au Liban et nous recommencerons. Malgré toutes les contraintes, nous devons garder espoir car c’est comme ça que nous sommes formés, nous, les Libanais. »

Michel Azar espère rouvrir son restaurant dans les jours à venir. Photo P.H.B.

C’est également de cette manière que Maria Fatté, la propriétaire du magasin d’art de la table et de décoration Au Gant rouge et de la galerie d’art Carré d’artistes, situés dans le quartier huppé du centre-ville, voit les choses : « Cette catastrophe tombe au pire moment pour le pays. Les plaies sont énormes et le temps pour les cicatriser sera long car jamais, même au plus vif de la guerre, nous nous sommes retrouvés dans une telle impasse. Mais on espère encore le meilleur pour le pays. »

Fondée en 1867, cette entreprise familiale n’en est pas à sa première destruction : « La guerre civile au Liban avait détruit tout le centre-ville de Beyrouth où nous étions installés. Nous avions alors déménagé dans le quartier d’Achrafieh, avant de rouvrir au centre-ville en 2003 et, à ses côtés, en 2017, nous avons inauguré une galerie d’art contemporaine, Carré d’artistes. »

Seules les responsables de ces deux magasins étaient présentes au moment de l’explosion, s’en sortant « par miracle » avec des points de suture. « Nos magasins sont équipés de vitres Securit qui se sont brisées sans exploser, au contraire de tout le reste. » Arrivée sur les lieux la nuit même du 4 août, c’est « dans la rue » que Maria Fatté a trouvé l’intérieur de ses magasins : vitrines, boiseries, œuvres d’art, objets, mobilier, rien n’a été épargné. « Pour le moment, il nous est impossible d’estimer à combien s’élèvent les dégâts car les œuvres d’art devront être examinées une à une mais ils sont gigantesques », constate la propriétaire.

Au Gant rouge a 153 ans d’existence à Beyrouth. En une poignée de secondes, autant le magasin du centre-ville que celui d’Achrafieh ont été détruits. Et pourtant, « on va lutter, on va essayer et, je l’espère, réussir à se relever », martèle Maria Fatté.

Une volonté qu’il serait indiqué de soutenir, tant la survie de ces artisans, commerçants et autres métiers qui constituent la sève de Beyrouth sont indispensables pour rappeler que ce pays peut encore incarner, même imparfaitement, la résilience de la civilisation face au mouvement perpétuel de la barbarie.

Youmna Abou Fayçal, épouse Haroutiounian, est antiquaire depuis 20 ans. C’est avec son mari, aujourd’hui décédé, qu’elle a appris à apprécier, entretenir et restaurer toutes sortes d’objets témoins du passé, dont beaucoup de lanternes et autres luminaires. « Ces objets sont comme nos enfants. Nos âmes y sont rattachées », laisse-t-elle échapper, nostalgique, avant...

commentaires (3)

Chouettes témoignages. A quand un papier sur les héros de cette triste journée? Sur BFMTV un reportage incroyable où on voit une infirmière de l'hôpital Saint-Georges transporter à bout de bras 3 bébés prémat pour les sauver. J'en ai pleuré tellement c'était émouvant.

Marionet

13 h 20, le 28 août 2020

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Commentaires (3)

  • Chouettes témoignages. A quand un papier sur les héros de cette triste journée? Sur BFMTV un reportage incroyable où on voit une infirmière de l'hôpital Saint-Georges transporter à bout de bras 3 bébés prémat pour les sauver. J'en ai pleuré tellement c'était émouvant.

    Marionet

    13 h 20, le 28 août 2020

  • Cette explosion va provoquer beaucoup de changements. Plus rien ne sera comme avant.

    Massabki Alice

    12 h 40, le 28 août 2020

  • ILS VOUS ONT ARRACHE L,ESPOIR MEME.

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 09, le 28 août 2020

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