Le verdict du TSL nous transporte plus de 15 ans en arrière, sous le soleil blafard du 14 février 2005, 12h50, ajoutant de l’angoisse à l’angoisse. Combien de fois encore souffrir, chercher des êtres chers qui étaient peut-être là, ou passaient par là, recevoir l’insupportable écho d’un téléphone qui ne répond plus, voir sa vie, ses espoirs s’effondrer, son propre corps crucifié, des années de labeur parties en cendres, élever des enfants et n’avoir qu’un vœu, les voir partir sans retour… combien encore et pourquoi, pour qui ? Et la mémoire, qui n’a pas le temps d’effacer tous les malheurs qui s’y gravent, répète les paroles de l’ancien ministre Marwan Hamadé dans l’hémicycle, peu après l’assassinat de Rafic Hariri : « Je regarde les rangs du gouvernement et je ne vois personne (...). Je vois un vide, ce vide contre lequel ils nous mettent en garde s’ils démissionnent, alors qu’ils sont eux-mêmes le vide. » Au moins, à ce moment-là, le nouveau chef du gouvernement Omar Karamé, affecté par cette harangue tragique et sans ambiguïté, avait eu la décence de démissionner. Et force est de reconnaître que ce geste fut la dernière expression d’empathie ou de contrition jamais manifestée par un dirigeant à l’égard du peuple libanais. Jamais par la suite le vide n’a autant occupé le vide, jamais l’argent, la cupidité, la folie du pouvoir n’ont autant bavé de matière toxique, appauvrissant les pauvres, effaçant la classe moyenne, ajoutant de la graisse à la graisse des plus pansus, couvrant les râles d’un pays à l’agonie sous les bruyantes saccades d’une fête convulsive, un jour entrecoupée de bombardements israéliens, un autre d’attentats maison, donnant à tous les lendemains un goût de cendre.
Nous y avons parfois cru, à cette blague de la déstabilisation et du vide, raccommodant le vide de notre silence résigné, priant pour que notre pays, aveugle au bord du gouffre, ne fasse pas ce pas de trop. Pire, au lendemain de la déflagration du 4 août qui a emporté la moitié de Beyrouth, Hassan Nasrallah et à sa suite Gebran Bassil nous ont brandi la menace à peine voilée d’une « guerre civile ». C’était mesquin, ce dernier petit épouvantail pour refroidir la révolte qu’ils craignent et dont le second au moins voit déjà le vent l’emporter. Guerre civile contre qui ? Entre qui et qui ? Pour tuer qui et quoi détruire qui ne l’ait déjà été ? Nos maisons ? Nos entreprises, nos hôpitaux, nos écoles, nos universités, notre économie ? Ou peut-être les silos, le port, dernier bout de poumon par lequel respirait cette ville ? On voit de par le monde les dirigeants s’enorgueillir d’avoir construit quelque chose pour le rayonnement de leur pays et de leur peuple. La pyramide du Louvre avait coûté quelque 45 millions d’euros. Le Louvre Abu Dhabi, 600 millions d’euros. Nos records sont en creux : l’électricité du Liban, pour 2h de courant par jour, 30 milliards de dollars en 25 ans… milliards ! Oh, et bien entendu, c’est toujours la faute à l’autre, aux prédécesseurs, aux réfugiés, à pas de chance. À pas de volonté surtout, à pas de vision, pas de sens des priorités autres qu’étroites, égoïstes et partisanes, pas de désir de soulager ces compatriotes, ces citoyens, payeurs de taxes pour rien, condamnés à peiner par un État qui ne les voit pas ou, pire, les méprise et qui désormais incarne à leurs yeux la chose la plus immonde.
Maudits soient les thuriféraires qui ont permis à ces brailleurs de se prendre pour des dieux et réduire la mission politique à un vulgaire combat de coqs. Beyrouth a fermé ses portes à ces faussaires qui ne l’ont jamais aimée, qui n’osent même plus s’en approcher. À quoi bon retenir les étroits oripeaux d’un monde révolu ; Beyrouth ne se donnera plus qu’à ceux qui ont balayé ses débris, pansé les plaies les uns des autres, pris dans les bras les plus vulnérables. Il lui tarde de voir surgir de ses cendres un sang neuf, une nouvelle classe politique de bienveillants et de bienveillantes qui, même divisés sur la manière, se rejoindraient sur l’idée du bien commun, embrassant chaque être vivant loin de tout sectarisme. Le spectacle est bien fini. Après le mot « Fin », c’est la salle qui s’éclaire.
commentaires (9)
J'habite l'Italie mais j'allais passer des vacances au Liban , Beurouth, toute ma jeunesse a disparu en quelques secondes ,l'hôpital St Georges où je suis née , la maison ou j'habitais avec mes parents toujours à Achrafieh, quelle tristesse
Eleni Caridopoulou
18 h 54, le 25 août 2020