
À Gemmayzé, dans la ruelle menant à la galerie Art Lab.
Ces espaces d’art qui se situent sur la ceinture allant de Gemmayzé jusqu’au secteur du port, en passant par Mar Mikhaël et la rue Pasteur, s’allongeant vers Hamra et Clemenceau, sont le fruit de personnes qui ont œuvré pour mettre Beyrouth sur la plateforme internationale afin de lui insuffler un message culturel, moderne, teinté de diversité après les années de guerre. Un souffle qui vient d’être emporté par un autre, beaucoup plus énorme et destructeur cette fois. Si ces galeries ont ouvert autour du port, ce n’est pas par simple hasard. C’est parce que les galeristes ont choisi en toute conscience et volonté le lieu et l’atmosphère environnants pour leur ambiance multiculturelle, cosmopolite. Ce jour du 4 août, ceux et celles qui, depuis quelques années, font connaître internationalement le beau visage de Beyrouth et du Liban, qui ont fait émerger des talents et qui leur ont permis d’avoir une confirmation mondiale ; ceux et celles qui considéraient que leurs galeries étaient leur seconde maison et ne rentraient chez eux que tard dans la nuit ; ceux qui invitaient les gens de tous côtés aux vernissages, rien que pour le fait d’être ensemble et de partager des idées constructives ou de se réunir tout simplement autour de la beauté d’une œuvre ; ce jour-là, les galeristes ont vu leur travail partir en fumée et tomber devant leurs yeux comme un château de cartes.
De fer et de sang
Cheriff Tabet s’est installé en 2017 dans le centre D Beirut, secteur de la Quarantaine, « parce que je cherchais un grand et large espace auquel j’ai adjoint le second deux ans plus tard ». Il venait même (comble de l’ironie) de refaire la peinture car « j’étais très confiant dans la bonne marche de ce métier », dit-il. « Certes, aujourd’hui, j’ai beaucoup d’amertume en voyant tous ces dégâts. Mais même si tout a été soufflé, seules trente œuvres ont été endommagées. » Antoine Haddad avoue, encore éberlué, que le jour de l’explosion, à cette heure-ci, ils étaient au nombre de sept dans sa galerie Art Lab située au bout du quartier de Gemmayzé et que, par miracle, malgré les destructions inouïes subies par l’espace, personne n’a été blessé. D’autres n’ont pas eu cette chance et ont souffert dans leur chair, comme Noha Moharrem. La galeriste, qui était tombée amoureuse en 2012 de cette maison centenaire située aussi dans la rue Gemmayzé qu’elle avait restaurée avec sa belle-sœur et qui accueillait toute la scène artistique libanaise et arabe, était encore ce jour-là et à cette heure précise dans sa galerie Art on 56th. Projetée soudain au sol à quelques mètres de l’endroit où elle se trouvait, elle a dû subir par la suite une double opération. Pour Noha Moharrem, il est encore trop tôt de parler de projets d’avenir. La blessure est encore béante. Outre son espace, la galeriste était très impliquée dans la marche de la révolution qu’elle ne dissociait pas de l’art car elle croyait en un renouveau, à une renaissance, à un message qu’on pouvait transmettre par son biais. « Cette galerie était comme un rêve pour moi. J’ai aimé cet espace qui faisait le lien entre le passé et le futur. Aujourd’hui, j’ai tant de colère que je ne vois pas clair en moi. Pourtant, j’avoue que le propriétaire de la galerie a été très compréhensif et généreux. Il s’est dit décidé à reconstruire même les anciennes loggias disparues. » Le destin n’a pas été clément pour Firas Dahwich, qui assurait toute la logistique des galeries de Saleh Barakat et qui avait rendez-vous avec la mort en rentrant du travail. Une perte qui a fait oublier au galeriste que ses galeries situées à Hamra et à Clemenceau (surtout cette dernière) ont subi des pertes « énormes ».
Également pour Joumana Asseily, revenue au pays en 2005 mais qui s’occupe de la galerie Marfa’ depuis 5 ans, laquelle, comme son nom l’indique, se trouve à proximité du port. « Je n’ose penser ce qui serait arrivé si la galerie était ouverte. Le lendemain, quand je suis allée inspecter les lieux, j’ai fondu en larmes. Je n’ai pas pleuré les vitres ou l’aluminium sur le sol, ni les murs brisés ou la ferraille en tas. J’ai pleuré en pensant à tout ce quartier de petites mains travailleuses, à tous ces ouvriers qui étaient certainement présents et qui sont devenus des numéros sans nom car j’ai réalisé l’immensité du crime. Nous sommes à 500 mètres du port, et sans les silos, on serait devenus aujourd’hui un cratère. » Joumana Asseily a aussi pleuré les rêves et l’espoir qu’elle avait bâtis quand elle est rentrée au Liban en 2005. « J’ai tout de suite eu le coup de foudre pour cet endroit qui a une énergie incroyable. Il m’a permis d’avoir un lien fort avec mon pays ».
C'est à partir de Marfa' qu'elle fera rayonner internationalement le travail de cette scène d’artistes libanais. La galeriste est encore sous le choc et ne sait pas encore ce qu’elle va faire. « Je n’y pense pas vraiment à l’instant, mais si je dois décider d’entreprendre des rénovations et de poursuivre plus tard ce travail, je ne quitterai jamais ce lieu. Il s’identifie tellement à mon travail et à ma vision d’un espace d’art. Je ne le remplacerai jamais par un autre. »
Une rue qui « sent la mort »
Antoine Haddad n’a pas le même discours. « J’ai déjà trop investi dans cette galerie, dit-il avec un certain désespoir dans la voix. En 2012, j’étais dans la cour arrière de Gemmayzé, mais je me suis installé dans cet espace en 2017 avec pignon sur rue. Une rue qui grouillait de vie et qui ne sentait pas la mort comme aujourd’hui. Lorsque la révolution a commencé, nous nous sommes alignés sur elle. Mais aujourd’hui, c’est une autre histoire. Je n’ai plus la force de recommencer à zéro. J’aimerais passer le reste de ma vie dans un endroit où il n’y a pas de rebonds. Par contre, je continuerai ce travail en ligne. Ce qui me peine, c’est la chaîne d’amitié qui s’est construite à travers Art Lab. » Aïda Cherfan, qui s’était déplacée il y a deux ans de la place de l’Étoile vers un espace à vol d’oiseau du port, remercie Dieu d’avoir résilié son contrat de location fin mai car, entre la révolution et les manifestations, sa galerie n’était plus très fréquentée. « Les clients s’adressaient directement à moi à Antélias. Si l’espace était toujours ouvert, mon assistante qui travaille avec moi aurait était présente à cette heure-ci, et Dieu sait ce qui lui serait advenu. La galerie est complètement soufflée. » Aïda Cherfan, habituée à ce genre de rebonds, a toujours eu un plan B : la galerie d’Antélias restait en place. « Je sais que je ne vais pas recevoir des étrangers comme j’en recevais place de l’Étoile, mais je crois que celui qui aime l’art continuera à l’aimer et à le demander. » « Malgré cela, nous ne pouvons baisser les bras. Nous sommes voués à reconstruire et à être tous solidaires dans cette reconstruction car si nous baissons les bras, cela signifie que les meurtriers de toutes ces victimes et les assassins de Beyrouth auront gagné », conclut Cheriff Tabet.
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Firas Dahwich « tué par la négligence, la corruption et la pure stupidité des politiciens criminels »
Firas Dahwich appartenait à la famille de Saleh Barakat Gallery, victime des explosions de Beyrouth. Photo Facebook
Firas Dahwich appartenait à la famille de la galerie Saleh Barakat (d’abord Agial à Hamra puis la galerie de Clemenceau) depuis vingt ans. Le jeune Dahwich était entré à l’âge de 19 ans sous l’aile du galeriste et était devenu un peu comme son jeune frère. C’est lui qui suivit son parcours jusqu’à ce qu’il devienne récemment le papa d’une petite fille. « Firas Dahwich a été tué par la négligence, la corruption et la pure stupidité de la bande de criminels qui osent se faire appeler nos politiciens », écrit Saleh Barakat sur sa page Facebook, tout en adressant ses pensées et ses prières à la femme et la fille de Firas, ainsi qu’à sa famille élargie, qui lui survivent. « Firas a été pendant les deux dernières décennies le logisticien et le gestionnaire d’art de la galerie Agial, et ceux qui l’ont connu se souviendront que son rôle dans les deux galeries dépassait de loin toute description de poste. Sa gentillesse, sa bonne humeur et sa générosité ont engendré un sentiment de communauté parmi les membres de l’équipe et les visiteurs. Firas est un membre irremplaçable de notre petite famille et sa mort prématurée doit être vengée », confie Saleh Barakat. « Je ne suis pas de ceux qui ont porté les armes à aucune période la guerre, mais il serait bon cette fois de ne plus plier l’échine devant cet État criminel. Il ne s’agit pas maintenant de restaurer les vitres et les boiseries, et faire comme si de rien n’était et reconstruire. Il faut déblayer les restes d’un État moribond et le restaurer. En faire un État qui nous ressemble et qui ressemble à tous ces bons habitants. C’est ainsi qu’on aura vengé toutes nos victimes », conclut le galeriste.
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Galerie Sfeir-Semler : Des dégâts matériels importants, mais l’équipe est saine et sauve
La galerie libano-allemande a subi d’importants dégâts en termes d’infrastructure, mais les œuvres semblent avoir été épargnées. Photo DR
Concernant l’avenir, la galerie Sfeir-Semler reste encore dans le flou, bien que la propriétaire et fondatrice Andrée Sfeir-Semler « insuffle l’énergie de continuer depuis Hambourg, en Allemagne, où se trouve l’autre antenne de la galerie », révèle Léa Chikhani. « Nous avons la chance d’avoir une branche à Hambourg, et avec l’énergie d’Andrée Sfeir-Semler aux commandes, nous allons certainement rouvrir. Il faut aller de l’avant, continuer coûte que coûte à Beyrouth. Quand et comment, c’est encore un peu trop tôt pour le dire. On est encore trop sous le choc pour réfléchir clairement à l’étape suivante. Mais ce qui est certain, c’est que la collaboration va être au cœur du relèvement du secteur culturel. Nous avons reçu énormément de messages, ça nous a permis de tenir le coup. Des messages de partout dans le monde, et beaucoup demandent comment aider », conclut la directrice.
Charles CHEMALY
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« A-t-on un ministre de la Culture ? Où se cache-t-il ? »
La galerie Tanit, espace Kettaneh Kunigk, a subi d’importants dégâts. Photo DR
La galerie Tanit, située rue d’Arménie à Mar Mikhaël, a été fortement impactée par la double explosion survenue sur le port de Beyrouth mardi dernier. Mardi 4 août à 18h08, au moment de la double déflagration qui a ravagé une partie de la capitale, la galerie Tanit était encore ouverte. Deux collaborateurs ont été blessés, dont un grièvement, mais qui a heureusement pu être sauvé. « L’exposition en cours, celle de Abdel-Kadiri, a été soufflée, mais, mises à part trois toiles à restaurer, le reste des œuvres présentes dans la galerie est heureusement sauf », explique la galeriste Naila Kettaneh Kunigk. Chevalier des Arts et des Lettres depuis 2019 pour « l’éclectisme et l’ouverture qui sont les fondements de la place si singulière de Naïla Kettaneh Kunigk dans le monde de l’art contemporain en Europe et au Moyen-Orient », comme il avait été précisé lors de la remise de son titre, Mme Kettaneh Kunigk relativise quant à l’ampleur des dégâts que sa galerie a subis : « Nous avons reçu d’innombrables appels, mails et messages de soutien : le drame matériel est que tous nos ordinateurs sont détruits. Mais grâce à nos anciens collaborateurs, nous avons pu évacuer une grande partie du stock. » Si la galerie attend encore des devis pour se prononcer quant à l’estimation des coûts des dégâts provoqués par l’explosion, l’élégant immeuble végétal East Village Building, dans lequel se trouve la galerie Tanit au rez-de-chaussée, a été très endommagé et laisse entendre que les travaux de rénovation risquent d’être assez lourds. Autre triste nouvelle, l’architecte ayant « désigné » East Village, Jean-Marc Bonfils, a été emporté par l’explosion. Par ailleurs, Mme Kettaneh Kunigk espère encore que l’assurance de la galerie sera fonctionnelle et que, peut-être, au vu des « nombreux appels de soutien », une aide parviendra du reste du monde. Mme Kettaneh semble en revanche considérer une aide potentielle du Liban comme utopique : « A-t-on un ministre de la Culture ? Où se cache-t-il ? » s’exclame-t-elle. Un ministère malheureusement aux abonnés absents bien avant la démission du président du Conseil...
C.Ch.
Qu’on arrête de nous parler de négligence et d’accident. C’est un crime prémédité.
15 h 57, le 12 août 2020