Critiques littéraires

Epopée soudanaise

Epopée soudanaise

D.R.

Les Jango d’Abdelaziz Baraka Sakin, traduit de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin, éditions Zulma, 2020, 343 p.

Le destin du cinquième roman de l’écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin est semblable à celui de nombre d’ouvrages remarquables de la littérature arabe. Publié au Caire en 2009, lauréat du prix Tayyib Saleh la même année, Al-Jango, masamir el-Ard, est très vite interdit au Soudan et vaut à son auteur de devoir s’exiler en Europe. Brûlé, dit-on, sur la place publique, le livre connaît néanmoins un grand succès et circule clandestinement au Soudan, dans des éditions pirates et en version électronique. Traduit sous un titre simplifié, Les Jango, il est paru il y a quelques mois en français, aux éditions Zulma.

Le roman raconte l’histoire de deux jeunes Soudanais au chômage, amis de toujours qui profitent de leur désœuvrement involontaire pour voyager à la découverte de leur immense pays. Leurs pérégrinations les amènent un jour à Al Hilla, une ville de la province de Gedaref, aux frontières de l’Éthiopie et de l’Érythrée. Ils y rencontrent un drôle de jeune garçon qui les introduit auprès de la principale tenancière de maison close du bourg. C’est là qu’ils s’installent d’abord, découvrant les coutumes des cités agricoles encore archaïques, fréquentant les femmes de cette région carrefour et aussi les Jango, ces fameux travailleurs saisonniers qui se déplacent au gré des opportunités, qui aident aux récoltes de sésame, de sorgho ou d’orge. L’un des deux voyageurs, le narrateur lui-même, tombe amoureux d’une prostituée éthiopienne, l’épouse puis achète quelques lopins de terre qu’il cultive, se découvrant enfin une sorte de stabilité et de bonheur, malgré des péripéties sentimentales innombrables. Mais les choses changent bientôt, à al Hilla, la modernité arrive, avec son cortège d’illusions et de violences. La banque notamment s’installe, proposant ce que l’on devine être des micro-crédits et laissant à penser que le développement économique est en marche. Or il s’agit moins de développement que de domination, parce qu’avec la banque arrivent aussi les télécommunications, puis les services de renseignements. L’état central s’installe, favorise les commerçants et la grande propriété, chasse les pasteurs, encourage ma mécanisation de l’agriculture et ruine les Jango, qui n’ont plus d’autres moyens que le soulèvement armé.

À travers le regard du narrateur, personnage un peu naïf mais cultivé et qui devient une référence pour les gens du pays et pour les Jango, c’est une région des confins, excentrée et peu connue du Soudan que l’art romanesque de Abelaziz Baraka Sakin transforme en terre d’épopée et de légende. Cette province atypique n’est en effet ni dans l’orbite du Nil ni dans celui de la mer Rouge, les deux grands pôles de la géographie physique et humaine du Soudan. Sa position particulière la place plutôt dans l’influence des hauts plateaux éthiopiens et de l’Érythrée. Cette croisée des mondes est du coup aussi une incroyable croisée d’ethnies, de coutumes et de religions et c’est cela aussi que raconte Abdelaziz Baraka Sakin dans Les Jango. Tout en étant la chronique de la lente décomposition d’un mode de vie agraire et pastoral, le roman est aussi un magnifique récit de la diversité humaine. S’y mêlent les ethnies de l’Est et de l’Ouest, des frontières du Tchad, du Darfour, des bords de la mer Rouge, mais aussi les Éthiopiens et les Érythréens, les musulmans, les chrétiens et aussi les juifs Falashas. Tout ce monde divers se mélange allègrement, notamment à travers les relations entre hommes et femmes. Les ouvrages d’Abdelaziz Sakin sont réputés pour leur description de la sexualité autant que pour celle des liens sociaux et politiques. Dans Les Jango, le quotidien des maisons closes, les relations de couples et la vie sexuelle erratique des travailleurs agricoles nomades donnent lieu à d’innombrables anecdotes et rebondissements, mais aussi à des pages d’une grande beauté poétique, comme ce long éloge des femmes éthiopiennes omniprésentes dans le livre et dont l’existence est aussi dure et romanesque que celle des Jango.

Epopée d’une communauté entière à un moment précis de l’histoire contemporaine, récit foisonnant et géorgique d’un monde au quotidien, où les manières de cultiver la terre, de vendre sa récolte ou de chasser le sanglier se mêlent à la description des façons de se parfumer avant l’amour ou de croire encore à l’existence des djinns et au pouvoir des marabouts, le roman de Sakin, même s’il ne semble concerner qu’une région précise du Soudan, a bien toutes les allures d’un grand roman national.

Charif Majdalani

Les Jango d’Abdelaziz Baraka Sakin, traduit de l’arabe (Soudan) par Xavier Luffin, éditions Zulma, 2020, 343 p.Le destin du cinquième roman de l’écrivain soudanais Abdelaziz Baraka Sakin est semblable à celui de nombre d’ouvrages remarquables de la littérature arabe. Publié au Caire en 2009, lauréat du prix Tayyib Saleh la même année, Al-Jango, masamir el-Ard, est très vite...

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