
Aux arrivées, à l’aéroport de Beyrouth, là où jusqu’à l’été dernier, des familles au complet venaient attendre leurs enfants revenus, il n’y aura sans doute pas âme qui vive. Photo Joana Hadjithomas
Quelle drôle d’idée, le Liban. « Quelle drôle d’idée, des vacances dans un pays tellement instable, sans électricité ni fuel, à deux doigts de l’effondrement total. Quelle drôle d’idée d’aller là-bas, pour te retrouver coincée à cause d’une recrudescence des cas de coronavirus ou d’une guerre sortie de nulle part ! Tu l’auras bien cherché. » Quelle drôle d’idée, ont systématiquement rétorqué tes amis à Londres où tu vis, Libanais et pas Libanais, quand tu leur annonçais, la semaine dernière, que tu étais déterminée à passer une partie de ton été à Beyrouth, comme tu as l’habitude de le faire chaque année, sans exception. Ils ont vu les reportages, lu les articles. Même ton compagnon a pensé que tu étais totalement écervelée. « Mais pour quoi faire ? Tu prends des risques pour rien ! » « Je vais rendre visite à mes parents que je n’ai plus revus depuis un an. Et puis vous savez, la presse étrangère a tendance à exagérer la réalité. Ce n’est pas si grave que ça en a l’air. On a connu pire. » Tu as essayé maladroitement de leur expliquer, de justifier ta présumée bêtise. Ces formules-là, tu les connais par cœur pour t’en être souvent servie, chaque été, chaque Noël où l’on essayait de te dissuader d’aller au Liban. Sauf que cette fois, tes mots sonnaient creux, ils n’ont convaincu personne. Alors tu as renoncé. Mais tu as quand même décidé de rentrer.
L’ampleur des dégâts
Dans l’avion quasiment vide, tu chercheras longtemps à deviner l’expression sur le visage des gens masqués, autour de toi. Comme toi, ils rentreront avec des valises remplies de médicaments qui coûtent désormais une fortune au Liban, si toutefois on réussit encore à en trouver ; des enveloppes de dollars frais pour leurs familles, cette notion bizarre qui t’échappe même si on a eu beau essayé de te la simplifier ; ton cœur en miettes, une boule à l’estomac et cet hélas inexplicable sentiment que l’on a quand on s’apprête à revoir quelqu’un qu’on aime, au terme d’une longue maladie, en se demandant à quoi il ressemble maintenant, quelle sera l’ampleur des dégâts et comment le sauver.
L’avion atterrira sur une ville avalée par l’obscurité la plus totale dont tu te demanderas si elle a réellement jamais existé. Tu t’y attendras, pas un article relayé par la presse étrangère n’a manqué de mentionner les coupures de courant, de plus en plus fréquentes et longues, et c’est d’ailleurs pourquoi tu t’es assurée que l’appartement loué pour ton séjour avait bien un abonnement à un générateur. Aux arrivées, là où jusqu’à l’été dernier des familles au complet venaient attendre leurs enfants revenus, à se faire du coude pour voir qui aura droit à la première accolade, avec ces « to’borné, comme tu m’as manqué » qui fusaient de partout, ces cœurs en fête et ces bras débordant de fleurs et de ballons, il n’y aura sans doute pas âme qui vive, sinon une bande de chauffeurs de taxi qui rôdent en espérant soutirer un peu de fresh money à des expats qui, comme toi, auraient eu la drôle d’idée de rentrer. Le lendemain matin, réveil avec une gueule de bois sans savoir pourquoi, sans avoir pourtant rien bu. Les quelques amis qui te restent au Liban viendront te voir et tu recevras leur incommensurable colère en plein ventre, leurs ailes brûlées, leurs projets écrabouillés du jour au lendemain, leur désespoir et le sentiment de défaite qui s’empare d’eux. « Tu as besoin de quelque chose ? » te diront-ils encore, la tête baissée, alors qu’ils ont tout perdu. Ce sont les mêmes qui t’envoyaient, il y a quelques mois seulement, de l’espoir et une foultitude de vidéos depuis les places de la révolution. Les mêmes qui t’assuraient que bientôt, « nous serons débarrassés de cette bande de corrompus, de vautours, d’asservis à l’Iran ou à l’Arabie », et qui maintenant veulent partir, coûte que coûte, et sans se retourner. Ils te raconteront qu’ils passent leurs journées à essayer de joindre les deux bouts, à appeler des ambassades qui ne décrochent pas, ou à faire la file sous le soleil de juillet pour retirer (ce qu’on leur autorise) comme économies dont les banques, sans le moindre scrupule, ont volé la moitié. Ils t’annonceront qu’ils ont été contraints de lâcher leur appartement faute de sous pour le loyer, qu’ils ont été virés de leur boulot, ou, au mieux, qu’ils continuent d’encaisser leur salaire qui ne vaut plus grand-chose.
Le frigo de tes parents
L’après-midi, comme pour tâter l’eau du bout des doigts, tu sortiras faire quelques courses juste pour la forme. Tu marcheras dans les rues fantômes à l’affût des vestiges d’un monde qui n’existe plus. Derrière les affiches à louer qui seront placardées partout, parmi les poubelles qui s’amoncelleront partout comme les confettis d’une fête interrompue en plein milieu, tu chercheras les fossiles du Beyrouth que tu as connu, un restaurant qui a fermé faute de dollars nécessaires pour ses produits importés, l’appartement d’un ami parti, un bar que tu aimais et qui a fait faillite, une belle boutique qui a mis la clef sous le paillasson. Et tandis que tu t’enfonceras dans cette nouvelle réalité comme on passe de l’autre côté du miroir, tu te demanderas où est passée la magie de tes étés beyrouthins ? En guise de réponse, tu te prendras une gifle à chaque pas. La pharmacie qui refuse plus d’un paquet de couches à un homme qui insiste, lequel paquet vaut cinq fois son prix d’il y a deux mois seulement. Au supermarché, des mères qui errent entre les rayons vides et dont le cœur se serre en expliquant à leurs enfants que, non, « plus de Nutella ».
Et ces commerçants qui abusent de la situation sans pitié aucune, et ce réseau de changeurs, ces Don Corleone arabes à qui il faut presque embrasser la chevalière pour avoir droit à une poignée de dollars. Et cette frontière de béton qui s’érige désormais, et plus que jamais, entre les riches et les plus pauvres, entre ceux qui continuent à vomir leurs dollars, comme si de rien n’était, en prenant leur indécence pour de la résilience, et ceux dont l’horizon se limite désormais au fond des poubelles où ils cherchent de quoi manger. Et puis le générateur qui décide de lâcher à l’heure du bain de ton fils et que tu devras doucher à la lueur d’une bougie, comme le faisait ta mère avant toi, en temps de guerre. Ta mère qui t’a longtemps bassiné les oreilles avec ses contes de l’âge d’or, tu réaliseras que tu lui ressembles étrangement, lorsque tu coucheras ton fils en lui racontant les épopées du Beyrouth que tu as connu. Le soir, tu iras voir tes parents. Malgré le sourire feint de ton père, « ne t’inquiète pas pour nous, on s’en sort », et les bijoux que ta mère aura sortis pour l’occasion, tu verras, au détour de leurs rides et leurs cheveux blancs, les coups que le temps leur a donnés. Ils ont pris de l’âge. En ouvrant leur frigo, tu découvriras qu’eux aussi, avec une infinie dignité, se sont résignés à remplacer certains produits par d’autres, plus abordables, et cela te fracassera le cœur. Mais une fois à table avec eux, baignant dans leur amour, tu te prendras à sourire comme une enfant. Car en dépit de tout, tu es rentrée, tu es là. Tu es à la maison.
Chaque lundi, « L’Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ est une photo. C’est un peu cela, une photo-roman : à partir de l’image d’un photographe, on imagine un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c’est selon...
Vrai et attristant...
22 h 35, le 03 août 2020