Le titre sulfureux de la chanson de Gainsbourg Je t’aime, moi non plus ne cesse de me hanter à chaque fois que j’essaie de comprendre ma relation tumultueuse avec mon pays. Je l’aime et le déteste, je l’adore et l’abhorre, je le défends et l’attaque ; en bref, rien n’est simple entre nous. Rien ne l’a jamais été, depuis le tout début.
J’adore nos plages, nos montagnes, notre peuple mal élevé, bagarreur, haut en couleur et fêtard. Je déteste notre situation géographique, nos dirigeants qui ne dirigent rien, et aussi notre peuple mal élevé, bagarreur haut en couleur et fêtard.
J’aime bien nos contradictions, notre mode de vie, nos « maale, ça ira » ; je déteste le fait que je n’ai rien connu d’autre que l’insécurité depuis que je suis venue au monde.
En 1984, du haut de mes dix petites années, je rêvais que la France prenne en charge Beyrouth-Est et transporte tous ses habitants sur une île lointaine où ils seraient enfin en paix. Dans mon songe d’enfant, je dessinais sans le savoir un projet de partition, tant mon inconscient comprenait déjà que le vivre-ensemble s’annonçait pour le moins compliqué.
En 1984 toujours, sous une pluie d’obus et à la lumière d’une bougie, j’ai écrit une lettre qui est restée dans mon tiroir. Une lettre adressée aux puissants du monde ; à l’époque les destinataires de ma missive étaient Ronald Reagan, le pape Jean-Paul II et François Mitterrand. Je m’étonnais que chez nous, on tue à huis clos, alors qu’à l’école on m’enseignait, dans un français impeccable, l’amour du monde occidental pour le Liban. Je refusais de comprendre que nous soyons abandonnés à notre funeste sort alors que nos prétendus amis pouvaient et devaient nous aider. Je ne comprenais pas l’indifférence du monde et leur « aide-toi, le ciel t’aidera » de l’époque.
Je ne comprends toujours pas aujourd’hui la formule. Elle a beau sonner fort et juste, elle m’écœure et écorche mes oreilles.
Il y a, aujourd’hui comme il y a 30 et 40 ans, non-assistance à un peuple en danger. Non, messieurs, nous ne pouvons rien faire de plus pour nous sortir de nos malheurs. Je sais bien que l’injonction du ministre français des Affaires étrangères n’est pas adressée au peuple libanais, mais à ses dirigeants. Mais je sais aussi, et le monde entier le sait, que les dirigeants de façade auxquels on demande des réformes sont tout aussi otages que nous. Non, messieurs, sans votre aide stratégique ferme et sans ambiguïté, aujourd’hui pas plus qu’en 1984, nous ne pouvons espérer être sauvés.
J’inverse même l’injonction : aidez-nous tout court. Aidez-nous parce que nous sommes encore une exception dans le monde arabe. Parce que le Liban est encore, mais certainement pas pour longtemps à moins d’être vraiment aidé, une mosaïque de cultures, un creuset de civilisations séculaires, un îlot de démocratie et de tolérance, un havre de liberté dans un monde arabe où la parole est muselée.
Aidez-nous parce que nous ne pouvons plus nous aider nous-mêmes. Nous avons pris d’assaut les rues, de Nabatiyé à Tripoli en passant par Beyrouth, Jal el-Dib, Jounieh ; nos rues portent partout les stigmates des pneus que nous avons symboliquement brûlés pour hurler notre douleur. Nous nous sommes aidés, mais le ciel n’a pas plus répondu que le monde, indifférent à un peuple qui se meurt.
Aidez-nous parce que nos jeunes et moins jeunes qui le peuvent s’en vont, et ils ont bien raison de le faire.
Aidez-nous parce que nous allons finir par haïr enfin ce pays que vous prétendez aimer.
Aidez-nous parce que même au fin fond de la boîte de Pandore qui ne cesse de vomir ses horreurs, même l’espérance est en voie de disparition.
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Hélas vous avez bien raison. L’espoir est maigre...
07 h 26, le 04 août 2020