« Pour une heure, nous avons prouvé que tous ensemble, secteur public, secteur privé, de tous bords, nous pouvons faire revivre le Liban. Et des millions de spectateurs étaient au rendez-vous dès les premières 48 heures », déclare Nayla de Freige, présidente du Festival de Baalbeck, également PDG de L’Orient-Le Jour, à propos du concert The Sound of Resilience, premier (et unique ?) événement de la saison festivalière 2020. Le 5 juillet 2020, à 21h, les téléspectateurs ont frémi d’émotion devant le spectacle marquant le centième anniversaire du Grand Liban, à la sublime scénographie signée par Jean-Louis Mainguy, comprenant des projections de photos d’archives et des créations visuelles. La musique était exécutée par l’Orchestre philharmonique dirigé par Harout Fazlian (également concepteur du concert), accompagné des chorales de l’Université antonine, de l’Université Notre-Dame et de La voix d’antan. Un concert suivi par plus d’un million de téléspectateurs au Liban où il a été retransmis simultanément sur six chaînes libanaises (et quelques jours plus tard sur la chaîne panarabe MBC4), et qui a accumulé 11,5 millions de vues sur YouTube et 1 million sur Facebook.
« Chacun doit lancer son cri comme il le peut, quand on travaille dans le domaine culturel, notre rôle est de défendre ce secteur. Nous avons pu rallier tout le monde autour de ce concert, le secteur public, le secteur privé, des activistes. Nous pouvons trouver un dénominateur commun pour sauver le pays. C’était un petit peu ça notre message, un message culturel mais aussi un message politique », a également confié Nayla de Freige à TV5MONDE dans le cadre de l’émission MOE, comme pour répondre à certains critiques qui s’interrogeaient sur la pertinence de la tenue d’un tel concert dans un Liban en pleine faillite économique. « Les partenaires étaient nombreux et ils ont tous apporté leur expertise pro bono, parce qu’ils ont cru en ce projet », précise à L’OLJ la présidente du festival, en insistant sur l’importance du message lancé par le Liban à la communauté internationale, à savoir qu’il y a, dans ce pays, « une majorité silencieuse qui se bat ». Concernant le financement du concert, Mme de Freige indique que le festival a puisé dans ses réserves et reçu quelques donations pour couvrir le coût des installations techniques, les dépenses quotidiennes et la restauration.
Le concert The Sound of Resilience sera-t-il le seul à briser le silence imposé par la pandémie du Covid-19 et la faillite du pays en cet été 2020 ? Depuis 30 ans, chaque été, le Liban vibre au son des divers rythmes musicaux des festivals qui animent la capitale mais aussi et surtout ses régions et ses sites historiques. Cette année, aucune annonce officielle n’a été faite concernant la programmation des festivals, à part la déclaration, en décembre 2019, par la présidente du Festival des Cèdres Sethrida Geagea de sa volonté d’allouer les fonds de l’édition 2020 à des initiatives sociales.
Le ministre du Tourisme a pourtant réuni des représentants des comités organisateurs de plusieurs festivals il y a quelques semaines et leur a fortement recommandé d’organiser un concert sans public à l’instar de Baalbeck. « Le ministère attend le retour des comités. Ils étudient leur budget et cherchent des sponsors, rien n’est officiel encore », affirme une source du ministère qui précise « qu’aucune aide financière n’a été ni ne sera versée par l’État qui a d’autres priorités actuellement ». Une situation qui devrait être de mise « pour les cinq années à venir au moins ».
Jusqu’en 2019, les festivals internationaux – au nombre de huit – recevaient une aide limitée octroyée par le ministère du Tourisme qui pouvait distribuer un budget de 400 millions de livres libanaises pour soutenir ces évènements.
Si Baalbeck a réussi son pari, qu’en est-il du côté des autres festivals ?
« Ignorer la situation dramatique du pays serait indécent… »
En ce qui concerne le festival de Tyr, il va passer son tour cette année.
Du côté de Beiteddine, la présidente et fondatrice du festival Nora Joumblatt confirme ce que l’on soupçonnait : « Le Festival de Beiteddine n’aura pas lieu cet été. » « Ce serait indécent de prévoir une saison festivalière dans la situation dramatique que traverse le pays », estime celle qui pourtant s’est souvent battue pour maintenir son calendrier de spectacles chaque été, en dépit de tous les aléas. Car en 36 ans (cette année) d’existence, ce festival né en 1984, en pleine guerre libanaise, a traversé bien des écueils. Le festival a été interrompu au cours de l’été 1992 par les bombardements du Liban-Sud, puis suspendu en 2006 (en raison de la guerre de Juillet) et en 2007 (à cause de la bataille de Nahr el-Bared), à chaque fois quasiment à la veille de l’inauguration de sa saison…
L’objectif de cet évènement annuel et estival a toujours été de transcender les différences, de générer le dialogue et de rassembler les Libanais autour de performances artistiques de qualité. Quitte à le délocaliser lorsque la situation l’exigeait. À quitter les murs du palais des émirs et son superbe écrin pour conjuguer ses efforts avec ceux des autres grands festivals et continuer à offrir – au centre-ville de Beyrouth, par exemple en 2005, après l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri – des parenthèses de beauté et d’espoir au public libanais. Sauf que cette année, la situation est pire que toutes celles précédemment vécues. « Car la pandémie du Covid-19 est venue s’ajouter au problème, essentiel, de la crise économique dévastatrice », souligne Nora Joumblatt. « Avec la dévaluation de la livre, le coût de la vie élevé, les réductions de salaire, les licenciements à la pelle, les conditions sociales ont dramatiquement empiré. La pauvreté touche désormais 40 pour cent de la population. L’ignorer et essayer d’organiser même un évènement symbolique serait faire preuve d’indécence. »
Cela sans parler du contrôle des capitaux qui limite les transferts vers l’étranger et entrave de facto la possibilité de contacter des artistes non libanais. « Nous avions prévu quatre spectacles en provenance de l’étranger pour cet été que nous avons dû déprogrammer dès le surgissement de la crise. Mais alors qu’au début du soulèvement d’octobre 2019, nous envisagions encore de maintenir un ou deux spectacles uniquement libanais, le désastre croissant a fini par nous obliger à tout stopper. Même la grande production musicale autour de la figure de Fakhreddine dans laquelle nous nous étions engagés pour marquer le centenaire du Grand Liban a été gelée pour le moment », regrette Nora Joumblatt.
L’option live streaming pour un Festival de Beiteddine 2020 en ligne a-t-elle été envisagée ?
« C’est vrai que depuis deux mois, nous assistons à de nombreuses performances d’artistes du monde entier en live streaming. C’est évidemment une alternative, mais je trouve qu’elle remplace difficilement l’expérience sensorielle et émotionnelle qu’apporte la présence physique à un spectacle. Idem pour la distanciation imposée par le virus du Covid-19 qui est, à mon avis, incompatible avec l’esprit même de la performance en direct qui est un évènement éminemment social », répond la présidente du Festival de Beiteddine. Elle exclut, cependant, la « possibilité d’organiser un évènement unique, sans public, qui sera retransmis en direct à la télévision ». « En revanche, nous comptons utiliser les réseaux sociaux, Instagram et Facebook, pour partager les grands moments du festival, à travers les photos et les extraits vidéo de grands artistes qui s’y sont produits. Cela afin de garder le lien et le dialogue avec le public libanais… En attendant un vaccin contre le Covid-19 en 2021 et surtout un remède miracle pour vaincre la crise économique », ajoute-t-elle, une pointe de tristesse dans la voix…
« Ce n’est pas cette année que le Festival de Zouk va renaître »
C’est avec tristesse que Zalfa Boueiz mettait, l’année dernière, la clef sous la porte du Festival de Zouk Mikaël qu’elle présidait depuis sa création en 2003. La raison ? Une programmation qui se réduisait comme peau de chagrin, faute de soutien financier des sponsors comme du ministère du Tourisme. « Au bout de trois ans de subventions promises par l’État et impayées, nous ne pouvions plus tenir. La crise économique pointait déjà à l’horizon. Les mécènes se faisaient rares et les établissements bancaires qui sponsorisaient nos évènements étaient accaparés par la pléthore de nouveaux festivals qui fleurissaient dans les différentes régions du pays. Ils réduisaient de plus en plus les montants des budgets qu’ils nous allouaient. » Une décision difficile à laquelle elle a dû se résoudre, en attendant des jours meilleurs. Évidemment, ce n’est pas cette année que le festival va renaître. « Supposons que nous l’envisagions, comment voulez-vous que nous transférions les cachets aux artistes étrangers ? » lance-t-elle. Bien que nostalgique des grands soirs, quand Placido Domingo ou José Carreras se produisaient sur la scène de l’amphithéâtre romain, l’ex-présidente du Festival de Zouk Mikaël estime que la priorité absolue en ce moment est d’aider le nombre croissant de Libanais dans le besoin…
« Un concert online ne m’effleure même pas l’esprit »
Depuis que Beirut Holidays a été fondé en 2012, des artistes locaux ou étrangers se sont succédé sur sa scène. Une programmation dont Amine Abi Yaghi, membre fondateur, a toujours veillé à ce qu’elle soit variée.
De Michel Fadel à Liza Simone et d’Elissa à Yanni, les Beirut Holidays n’ont cessé de faire danser la capitale. « Même en 2019, dit Amine Abi Yaghi. C’est ce qui nous a encouragés à établir un programme quelques mois avant la thaoura. On avait ainsi prévu la venue du chanteur Garou pour juillet 2020 et la revue Mamma Mia pour avril. À part Ayyam Beirut, j’organise également au Casino Les Nuits Nostalgie en hiver. Si Richard Clayderman a pu venir, le concert de Chris de Burgh qui était prévu pour avril a dû être annulé fin mars. » La pandémie, conjuguée à la crise financière, a fini par anéantir toute programmation. « Notre festival ne compte pas seulement sur la billetterie, poursuit Abi Yaghi. Nos sponsors sont pour la plupart des banques. Il était donc inutile de s’appuyer sur elles par les temps qui courent. De plus, la municipalité, qui nous aide, ne peut plus supporter cette charge. Trop de contraintes (comme le nombre de sièges avec la distanciation, le financement des artistes en devises étrangères…) n’ont fait que confirmer l’impossibilité d’organiser un festival cette année. Faire un concert online ne m’effleure même pas l’esprit. Bien sûr, à certains instants, j’ai eu un regain de confiance, l’impression que cela pouvait être possible. Mais aussitôt, une mauvaise nouvelle arrivait qui nous enfonçait un peu plus encore dans une atmosphère de non-festivité. »
Avenir incertain
Céline Dion le 31 juillet 2020. Un rendez-vous appelé à rester dans les annales des festivals au Liban. Mais c’était avant la révolution d’octobre, la crise économique et la pandémie. « Ce concert a été annulé et en janvier 2020, il nous paraissait indécent et impensable sur le plan économique et sanitaire de réfléchir à programmer un festival », indique Noelle Baz, directrice de Buzz Productions, programmeurs et producteurs. « Nous ne voulons en aucun cas nous contenter de substituer un concert virtuel à une vraie expérience live et ce festival reprendra lorsque les conditions auxquelles les spectateurs ont toujours étés habitués pourront être restaurées. »
La saison 2019 du Festival de Byblos « était une bonne année pour le festival avec les succès de Marc Lavoine, Martin Garrix et Yoyo Ma. Mais on ne peut passer outre à l’annulation forcée et imposée du concert de Mashrou’ Leila, qui était un premier révélateur sismique des ondes de choc économiques et sociales des mois qui ont suivi. Cette annulation a révélé une forme de schizophrénie profonde de la société libanaise. Un choc frontal entre la population, la classe politique, les responsables religieux et le pouvoir militaire. Mais ce festival en a vu d’autres et continuera j’espère de déchaîner les passions ».
Un évènement commun avec les autres festivals avait-il été envisagé ? Le Festival de Byblos a été la source d’initiatives rassemblant les festivals de Beiteddine, de Baalbeck et de Byblos comme pour Phil Collins en 2005 et Bryan Adams en 2010, mais pour cela, il faudrait que les artistes désirent reprendre leurs tournées et que les aéroports soient ouverts.
Maître Raphael Sfeir, président du Festival de Byblos depuis l’hiver 2020, partage ces inquiétudes. Il avait déjà présidé le festival de 2000 à 2003, et reprend aujourd’hui les commandes. Son inquiétude est d’abord d’ordre économique. Il soulève le problème des taxes élevées, des frais imposés, des assurances qui se font de plus en plus chères, des artistes qui demandent à se faire rémunérer davantage, tout cela face à une aide du gouvernement quasi inexistante. Il déplore l’absence de marge de bénéfice afin de pouvoir assurer un choix de qualité. À la situation financière déjà ébranlée, s’ajoutent la situation sanitaire et l’arrivée du Covid-19. Pour lui, comme pour les millions de Libanais empêtrés dans le marasme ambiant, l’avenir demeure incertain. Et la perspective d’un concert sans public semble improbable.
le jour ou nous laissons mourir l'art ,il en est fini de l'humanité !J.P
09 h 30, le 16 juillet 2020