Critiques littéraires

Don Winslow, conteur de la vie des narcos

Don Winslow, conteur de la vie des narcos

© Robert Gallagher

Élégance de l’écrivain : il consacre la première page de son roman à donner le nom de tous les courageux journalistes mexicains assassinés, certains après avoir été abominablement torturés ces dernières années par les narcotrafiquants. Ils sont si nombreux que la page est remplie. Car la lutte menée contre le trafic de drogue dans cette partie de l’Amérique n’est pas un combat de plus contre le crime organisé. Ce n’est pas celui du FBI contre Al Capone qui, en comparaison, ressemble à une aimable comédie. C’est une guerre. Une guerre atroce. C’est aussi la plus longue guerre jamais menée par les États-Unis, plus longue que celle du Vietnam et de l’Afghanistan. Peut-être ne se terminera-t-elle jamais.

Quelques chiffres pris dans la presse mexicaine : pendant les 18 premiers mois de gouvernement du président Andrés Manuel López Obrador, 53 628 personnes ont été assassinées au Mexique, dont plus de 5 800 femmes et 1 800 enfants et adolescents. Soit en moyenne près de 100 personnes chaque jour. Et la violence homicide continue de grimper chaque année. Au moins 60 % des décès sont liés au trafic de drogue, en particulier aux disputes territoriales que se livrent les différents cartels.

Beaucoup d’écrivains ont essayé de raconter cette guerre. Personne ne l’a fait comme Don Winslow qui lui a consacré une trilogie, soit environ 2 500 pages, et quinze années de sa vie. Après La Griffe du chien (Fayard, 2007) et Cartel (Le Seuil, 2016), vient paraître le troisième tome : La Frontière.

On pensait savoir beaucoup de ce conflit terrible auquel participent plus de 80 organisations de trafic de drogue identifiées pour le seul Mexique, sans parler des innombrables gangs – 800 pour la ville de Juarez – et que le romancier américain a décrit à la fois en peintre de bataille, mémorialiste, historien – il le fut pendant 20 ans – et anthropologue dans les deux premiers volumes. Il n’en est rien. À chaque fois, c’est un continent nouveau, à la taille de l’Amérique, qui émerge du brouillard de la guerre, même si certains des explorateurs – les personnages que l’on suit de livre en livre – sont les mêmes. À commencer par le héros fétiche, Art Keller, l’agent de la DEA (Drug Enforcement Administration), et Adán Barrera, en lequel on reconnaît El Chapo, l’un des plus terribles chefs de cartel mexicains, avec une armée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes et une fortune estimée à un milliard de dollars.

Les États-Unis sont depuis longtemps malades de la drogue. Pas seulement de l’héroïne, de la cocaïne ou du crack. Mais aussi de tout ce que produisent les laboratoires pharmaceutiques américains, dont les antidépresseurs. C’est ce qui explique pour partie la victoire de Donald Trump qui avait fait campagne en promettant une lutte tous azimuts contre les opiacés, légaux ou non. Dans La Frontière, le futur président américain est en campagne électorale. Et il veut la tête d’Art Keller, devenu chef de la DEA, qui, impuissant à enrayer la montée en puissance des trafics, préfère frapper à la tête. Soit les banques et entreprises immobilières sans lesquelles l’argent sale ne pourrait être blanchi. Mais, en même temps, cela revient à s’attaquer à Trump, puisque l’une de ces sociétés est dirigée par son gendre.

La force des romans de Don Winslow est de savoir nous entraîner de la rue, avec ses petits dealers mexicains effrayants de cruauté, jusqu’au cœur du pouvoir américain, avec ses politiciens véreux, et d’explorer toutes les ambigüités que le trafic permet. Car, la guerre contre la drogue est autant militaire que politique et sert à cacher d’autres conflits, naguère celui contre les guérillas en Amérique centrale, qui ont vu la CIA dans les années 80 s’allier avec les pires des narcotrafiquants pour en venir à bout.

L’auteur ne nous laisse aucun choix. Comme l’écrit James Ellroy, autre grand écrivain des abîmes, il est lui-même « une vision grandiose de l’enfer et de toutes les folies qui le bordent ». On le suivra donc, de gré ou de force, dans cet enfer, tout au fond. On appuie sur la détente de l’AK-47 des tueurs quand ils mitraillent, on tient le chalumeau des tortionnaires quand ils torturent, on encaisse l’argent avec la police mexicaine, l’une des plus corrompues au monde. On est avec les chefs de cartels quand ils se déchirent, se battent, se réconcilient. On sait comment ils font la fête ou l’amour. On couche avec leurs femmes, lionnes veillant sur l’avenir doré de leurs fils, comme avec leurs maîtresses, tigresses jalouses et insatiables. On tremble pour Nico, un des 7000 enfants de l’immense décharge de Guatemala-City qui se bat chaque nuit pour des ordures afin d’en tirer trois sous qu’il remettra aux maras, gangs nés dans les prisons américaines et qui, expulsés ensuite, infestent à présent l’Amérique centrale, pour les empêcher de violer sa mère.

C’est une humanité terrible que décrit Winslow qui fouille chaque destin : la mère de Nico « avait quatre ans quand les PAC (Patrouilles d’autodéfense civile) ont débarqué dans son village, à la recherche d’insurgés communistes qu’ils n’ont pas trouvés. Furieux, ils se sont emparés des villageois, ils ont chauffé au rouge des fils électriques qu’ils ont ensuite enfoncés dans les gorges de leurs prisonniers. Ils ont obligé les femmes à leur préparer un petit-déjeuner et à regarder les pères tuer leurs fils, ou les fils tuer leurs pères sous la menace. Ceux qui refusaient étaient aspergés d’essence et brûlés vifs. Ensuite, ils ont violé les femmes. À court de femmes, ils s’en sont pris aux fillettes. » Tous ces destins tragiques apportent un morceau de vérité à des histoires qui sont l’Histoire et, au-delà du contexte américain, décrivent la pourriture du monde.

Tant de férocité, de perversité de la part des narcotrafiquants invite à des comparaisons avec Daech. Ce que nous avons demandé à l’écrivain lors d’une interview. Sa réponse : « Les narcos sont des groupes terroristes au même titre que l’État islamique. On le voit avec leurs vidéos qui ont le même objectif : recruter et intimider. Ils sont les deux faces de la même médaille. Et ils se livrent aux mêmes activités : les enlèvements, les assassinats, les trafics en tout genre, sans oublier celui des êtres humains. »

La Frontière de Don Winslow, éditions HarperCollins, 2019, 844 p.

Élégance de l’écrivain : il consacre la première page de son roman à donner le nom de tous les courageux journalistes mexicains assassinés, certains après avoir été abominablement torturés ces dernières années par les narcotrafiquants. Ils sont si nombreux que la page est remplie. Car la lutte menée contre le trafic de drogue dans cette partie de l’Amérique n’est...

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