
Hassane Nasrallah lors de son discours télévisé, le 16 juin dernier. AFP/al-Manar TV
En cette année du centenaire du Grand Liban, le pays du Cèdre fait face à une crise profonde, peut-être la plus grave de son histoire, déjà si chargée de tragédies. Cette crise multiforme, dont l’effondrement financier et économique est le dernier avatar – sans en être le seul –, est survenue après des années de dérive de la gouvernance. L’un des résultats de cette dérive, jusqu’ici peu commenté dans les rangs du mouvement de contestation du 17 octobre, essentiellement focalisé sur l’incompétence et la corruption au sein de la classe dirigeante, réside dans l’isolement diplomatique grandissant que connaissait le Liban à la veille du déclenchement de la crise.
Sur ce dernier point, Hassan Nasrallah vient d’apporter un coup d’accélérateur particulièrement vif, capable dans son esprit de changer la donne en plaçant le pays du Cèdre sur une autre orbite que celle sur laquelle il continuait, de plus en plus péniblement, de se maintenir jusqu’ici.
Sauf que pour une rupture, l’invitation à « se diriger plus à l’Est » lancée par le secrétaire général du Hezbollah aux Libanais dans son discours de mardi dernier ne l’est qu’en théorie seulement. Dans la pratique, elle ne peut que tomber à plat. Pour deux raisons essentiellement : d’abord parce qu’elle heurte de front, de la manière la plus brutale qui soit, le passé, la tradition, la culture, le présent, l’avenir, les aspirations et les rêves d’une grande partie des Libanais, ensuite parce que l’Est dont il est question dans ce discours ressemble quelque peu à celui qu’indique le pendule du professeur Tournesol : il est introuvable…
Le poids de l’histoire
De nombreux historiens l’ont dit et redit : l’histoire du Levant est un perpétuel flux et reflux entre l’Europe et l’Asie. Le Liban, en particulier, notamment en sa façade maritime, résume à lui seul cette dualité et ses contrastes. Des millénaires entiers y témoignent parfois du conflit, souvent de la coexistence de mœurs, de cultures, de civilisations et d’empires différents. Le Béryte hellénistique abritait la plus fameuse école de droit du monde gréco-romain, ce qui n’empêchera guère quelque temps après les enfants des Églises autochtones d’Orient de venir en aide à l’envahisseur arabe pour en finir avec l’oppression de Byzance. Plus tard, longtemps après la fin des États croisés et le retour des empires musulmans, retentiront dans les ruelles de Beyrouth bien des mots importés d’Italie par les marins des flottes marchandes de Venise, de Gênes et d’ailleurs, et qui continueront à orner le parler beyrouthin jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle…
Le roi Louis IX (Saint Louis) ouvre dès le XIIIe siècle le chapitre des liens entre la France et les maronites du Liban, des rapports qui connaîtront une riche postérité. L’émir Fakhreddine II ira en exil à Florence et entretiendra une correspondance avec le cardinal de Richelieu, qui l’appelait Facardin. Auparavant, l’alliance entre le roi François Ier et le sultan Soliman le Magnifique avait débouché sur les fameuses Capitulations, qui allaient permettre aux puissances européennes, notamment la France et plus tard la Russie, d’exercer une influence grandissante en Orient par le biais des sujets chrétiens de l’Empire ottoman.
Et puisqu’on parle du centenaire du Grand Liban, comment ne pas évoquer la genèse de cette entité telle que présentée par l’un des plus grands historiens libanais, Kamal Saleeby. Pour ce dernier, le noyau à l’origine de cette entité se trouve dans le fameux axe économique de la soie, formé des éleveurs du Mont-Liban, des marchands de Beyrouth et des industriels de Lyon. D’où ce Liban dont on a clairement voulu à l’origine que le cœur politique soit le Mont-Liban, la capitale Beyrouth et le protecteur la France.
Ces épisodes et bien d’autres ont montré à quel point le regard à l’Ouest, quand ce n’est pas une certaine forme d’ancrage, est une constante de l’histoire libanaise, même si, à des moments, cette constante est entrée en conflit violent avec l’ancrage arabo-musulman. Or aujourd’hui, ce conflit-là est terminé, du fait d’un double phénomène, représenté par ce qu’on appelle la « libanisation » des sunnites et par l’apaisement du sentiment nationaliste arabe. Et d’un autre côté, l’axe d’origine a bien sûr été largement débordé, l’ouverture sur l’Occident n’étant plus l’apanage des maronites du Mont-Liban et des marchands chrétiens ou sunnites de Beyrouth.
Certes, on pourra répliquer que les chiites de cette terre libanaise ont été tenus à l’écart de tous ces épisodes et de toutes ces évolutions, surtout avant la consécration du Liban en État moderne. Cela est d’autant plus vrai que les chiites ont été historiquement bien plus marginalisés et opprimés que les minorités non musulmanes (chrétiens et juifs) par la plupart des grands empires islamiques qui se sont succédé sur cette terre, et notamment le dernier, l’ottoman. Mais ni cette exclusion, ni les égoïsmes sectaires ultérieurs, proprement libanais, ni le fait que l’État libanais n’a pas su ou pas pu intégrer, quand il le fallait, les chiites dans son espace de prospérité et de développement ne peuvent autoriser aujourd’hui Hassan Nasrallah à faire fi de l’histoire, de la culture et des aspirations de ses compatriotes. Or c’est précisément ce qu’il fait lorsqu’il suggère que le Liban abandonne non seulement son regard à l’Ouest, mais aussi à l’Est arabe, pour le porter sur un Est plus lointain, incarné par un espace créé de toutes pièces, et représenté par l’addition de la Chine, de l’Iran et… du régime syrien.
Un partenariat de « fauchés »
Cela nous amène à la seconde problématique posée par l’appel du patron du Hezbollah, à savoir sa démarche essentiellement idéologique, donc impuissante à tenir la route pour peu qu’on la confronte aux réalités. En somme, si l’on met de côté pour l’instant la Chine, ce que Hassan Nasrallah propose pour contrer la loi César, qui resserre un peu plus l’étau sur le régime Assad et ses alliés, est un partenariat entre trois entités peu ou prou en faillite : l’État libanais, l’État syrien et la République islamique d’Iran.
Sachant que 1/le Liban mène actuellement des pourparlers très difficiles avec le Fonds monétaire international (FMI) pour sortir de l’ornière, que 2/un membre de la délégation libanaise a claqué hier la porte des négociations afin de protester contre l’absence de volonté de réformes chez les responsables libanais, et que 3/on sait qu’aucune aide bilatérale n’est actuellement possible, ce qu’assure une source diplomatique occidentale, et que donc le FMI est l’unique recours pour le Liban, on mesure dès lors ce que les propos de Hassan Nasrallah ont de suicidaire.
Quant à la Chine, la connaissance qu’en a le secrétaire général du Hezbollah paraît assez sommaire. S’il est vrai que Pékin s’est à plusieurs reprises associé, à l’ONU, à de nombreuses démarches contrant l’action de l’Occident, et des États-Unis en particulier, on ne l’a jamais vu jusqu’ici défier frontalement Washington hors de sa zone d’intérêts vitaux, en Extrême-Orient, au contraire de Moscou. Que Hassan Nasrallah nous explique alors dans quel but la Chine viendrait déverser des milliards de dollars au Liban et en Syrie, deux contrées dans lesquelles son influence et ses intérêts sont totalement anecdotiques.
À ce stade, on ne peut que constater, justement, combien la Russie est absente de l’Est dont parle le chef du Hezb. Et pour cause… Jour après jour, le sort du régime syrien dépend un peu moins de ses protecteurs iraniens et un peu plus du bon vouloir du nouveau tsar. Ce dernier ne peut pas ne pas être conscient du fait que ce sont les puissances « fauchées » qui ont gagné la guerre militaire en Syrie, alors que les puissances riches (l’Occident et les Arabes du Golfe) l’ont perdue. C’est une vraie malédiction, dans la mesure où pour transformer la victoire en triomphe, il faudrait pouvoir reconstruire la Syrie, sachant que cette reconstruction est estimée à plusieurs centaines de milliards.
Alors pourquoi voudrait-on qu’après avoir ardemment désiré, pendant deux siècles et demi, avoir un pied et même deux dans les « mers chaudes », la Russie ne cherche guère à embellir sa nouvelle vitrine syrienne dûment acquise sur la rive orientale de la Méditerranée? Et que veut dire « embellir », dans ce cas, sinon se débarrasser progressivement, doucement, lentement, mais sûrement, de l’encombrant « allié » iranien, sans parler aussi de l’encombrant « obligé », Bachar lui-même… Certes, la messe est loin d’être dite à ce sujet, mais le processus est certainement enclenché.
Alors, pour Hassan Nasrallah, il restait deux options : s’adapter, avec ce que cela suppose comme renoncements, ou la fuite en avant…
En cette année du centenaire du Grand Liban, le pays du Cèdre fait face à une crise profonde, peut-être la plus grave de son histoire, déjà si chargée de tragédies. Cette crise multiforme, dont l’effondrement financier et économique est le dernier avatar – sans en être le seul –, est survenue après des années de dérive de la gouvernance. L’un des résultats de cette dérive,...
commentaires (26)
A ceux qui trouvent que le Liban est un pays de lumière,de liberté d'égalité et de fraternité, je leur demande de nous retrouver dans un mois ou deux quand il n'y aura plus de lumière, de liberté , de fraternité et d'égalité, (a supposer qu'il y en a actuellement), et nous nous poserons la question : que faire.....il y aura ceux qui coucheront devant les Israéliens...c'est leur droit. Il y aura les autres qui essayerons de frapper a d'autres portes. Des fois cela peut marcher..... Et sans rancune pour ceux qui nous insulte dans leur commentaire.
HIJAZI ABDULRAHIM
19 h 33, le 19 juin 2020