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The legal agenda - Juin 2020

L’intérêt à agir dans le procès administratif

L’intérêt à agir dans le procès administratif

Condition première d’un procès, l’intérêt à agir prouve que le requérant est concerné par ce qu’il demande au juge. Faute de quoi, son recours sera rejeté sans même avoir été examiné sur le fond. Pourquoi en effet obliger le juge à régler une question, un litige, alors que ce dernier ne concerne pas directement le requérant ? Un adage judiciaire le dit avec simplicité : « Pas d’intérêt, pas d’action. » Le sujet est donc, on le voit, crucial pour la possibilité même du procès.

En matière administrative, la question présente de fortes originalités. Celles-ci découlent de ce qu’est le procès administratif, dont la nature diffère profondément de celles des procès civils ou commerciaux. Devant le juge administratif en effet, il ne s’agit jamais de confrontation entre deux points de vue individuels. Le débat se situe sur un autre plan, plus fondamental, plus politique. Le requérant conteste – du moins s’il s’agit d’un procès pour excès de pouvoir – les actes de l’administration en s’appuyant sur la loi ou sur la Constitution, ou encore sur les traités que le Liban a signés. Ce procès oppose ainsi non pas deux personnes, mais deux pouvoirs : l’exécutif et le législatif. Un citoyen met en cause le premier, pour n’avoir pas respecté le second.

Victor Hugo, avec beaucoup plus de souffle et de clarté que les juristes, en avait parfaitement dit l’enjeu : « Je ne craindrai jamais de prendre un ministère corps à corps ; et les tribunaux (sous-entendus : les tribunaux administratifs) sont les juges naturels de ces honorables duels (…), duels moins inégaux qu’on ne pense, car il y a d’un côté tout un gouvernement, et de l’autre rien qu’un simple citoyen. Le simple citoyen est bien fort quand il peut trainer à votre barre un acte illégal, tout honteux d’être ainsi exposé au grand jour, et le souffleter publiquement devant vous, comme je le fais, avec quatre articles de la Charte »[1]. Le citoyen « traîne » un acte de l’administration devant le juge et demande son annulation sur la base de la loi (la « Charte »).

Avec un tel enjeu mis dans le procès, quel peut être l’intérêt à agir du requérant ? Dans un État de droit, démocratique, cet intérêt paraît évident : tout citoyen n’est-il pas intéressé à ce que la séparation des pouvoirs soit assurée, et assurée aussi la prédominance du législatif, expression de la souveraineté de la nation, sur l’exécutif? Comme le disait déjà Maurice Hauriou, professeur français de droit public, au début du XXe siècle : le procès administratif est fait « dans l’intérêt de tous », pas seulement dans celui, personnel, du requérant2. Au début de notre siècle, René Chapus a eu exactement cette même analyse. Le procès administratif est « d’utilité publique » ; « son objet est la sauvegarde de la légalité ».

Par conséquent, l’intérêt à agir est traditionnellement entendu avec libéralisme par les juges, lesquels ouvrent largement leur prétoire aux requérants. Ceux-ci doivent certes prouver qu’ils sont concernés personnellement par le procès, mais le contrôle en sera lâche : un simple intérêt « froissé » suffit (comme disait encore Hauriou). Pour se borner ici à quelques exemples français restés fameux, la simple qualité de contribuable local permet de contester les actes budgétaires d’une commune4, et celle de fonctionnaire permet, quant à elle, de contester toute nomination dans le service où ce fonctionnaire est affecté5. Être contribuable local, être fonctionnaire : telles sont les qualités qui prouvent un intérêt pour contester en justice ce que fait l’administration. Peu importe d’ailleurs que cet intérêt soit moral, matériel ou pécuniaire ; et il peut être tout aussi bien individuel que collectif.

Sans doute ne faut-il pas non plus ouvrir à tous le procès administratif, sans exiger aucunement un intérêt personnel quelconque du requérant. Une doctrine dominante, raisonnant sur un terrain pratique et budgétaire, fait valoir qu’une telle actio popularis engorgerait trop les juridictions et allongerait donc considérablement les délais de la justice. De plus, l’administration et les services publics seraient entravés en permanence par les procès. Ce type de considérations est à l’origine de plusieurs jurisprudences rejetant les recours. Au Liban par exemple, M. Charbel Nahas, en sa seule qualité de citoyen et de contribuable, a été déclaré irrecevable à demander « la mise en place d’une supervision de toute décision dans les domaines économiques vitaux de l’État » et à contester l’impuissance du gouvernement à doter le pays d’un budget6. Sa demande a été jugée trop large, trop vague ; elle ne le concernait pas assez directement et personnellement.

Ce courant jurisprudentiel, pour être compréhensible, doit être contenu. Le procès administratif ne saurait être confisqué : il est, insistons-y, essentiel au respect de la loi. Or, précisément, le statut actuel du Conseil d’État libanais, dans ses articles relatifs à l’intérêt à agir, nous semble pécher par excès de prudence. Plus exactement, il peut facilement donner lieu à des interprétations limitatives de cet intérêt. Le risque, compte tenu de sa rédaction, n’est pas l’ouverture excessive des recours ; au contraire, l’article 106 prévoit que le recours n’est recevable que si le requérant apporte la preuve de son « intérêt personnel, direct et légitime ». La jurisprudence a donc les mains libres pour donner un sens restrictif à ses mots et fermer, au gré des espèces et des enjeux, les possibilités de saisir le juge.

De ce point de vue, le projet du Legal Agenda a l’immense avantage de déclarer acquis, par principe, sans que le juge puisse interférer, l’intérêt à agir de certaines catégories de requérants. « Tout contribuable » aurait ainsi intérêt à agir contre « toute mesure affectant l’ensemble de sa collectivité ou ayant des répercussions sur son budget », de même que « tout élu local ou membre d’une assemblée délibérante contre toute délibération de l’assemblée dont il est membre », que « tout parlementaire contre toute mesure affectant ses prérogatives », « tout agent public contre toute mesure portant atteinte aux intérêts généraux du service public auquel il participe », « tout usager du service public contre toute mesure affectant l’organisation et le fonctionnement du service public » ou encore « toute association, tout syndicat ou groupement contre toute mesure affectant un intérêt défendu par son statut social, interprété à la lumière de son activité effective ».

Rédigé ainsi, le statut du Conseil d’État libanais offrirait des garanties textuelles d’une parfaite clarté. Cela dissuaderait peut-être le Liban d’emprunter la voie actuellement choisie en France : le libéralisme historique du procès administratif, largement ouvert aux citoyens, est en train d’être nuancé. Pour certains contentieux, spécialement en matière d’urbanisme, le législateur a choisi une définition réduite de l’intérêt à agir, cela dans les buts avoués de désengorger les juridictions et d’assurer la sécurité juridique des détenteurs de permis de construire. Les possibilités de procès sont réduites ; le respect de la loi est donc moins assuré.

Surtout, le projet du Legal Agenda incitera peut-être le Conseil d’État libanais à revenir sur sa jurisprudence parfois étonnament restrictive, écartant purement et simplement toute possibilité de contestation des actes de l’administration. Il en est ainsi – pour prendre un exemple d’actualité – des actes de la Banque centrale. Un citoyen a-t-il intérêt à agir pour contester les actes du gouverneur de la banque ? Jamais, ont répondu les juges libanais : ces actes, pris dans l’exercice de prérogatives de puissance publique, sont insusceptibles de recours7. Jurisprudence étonnante – puisqu’elle soustrait la Banque centrale au contentieux administratif – mais qui a rencontré parfois un certain soutien doctrinal.

C’est pour contrer ce type de raisonnement, protégeant trop l’administration et diminuant d’autant la souveraineté de la loi, que le projet Legal Agenda est particulièrement bienvenu.

François BLANC
Professeur de droit public
Université Saint-Joseph – Beyrouth



1] Plaidoirie de 1832, lors du procès de son œuvre Le Roi s’amuse

Condition première d’un procès, l’intérêt à agir prouve que le requérant est concerné par ce qu’il demande au juge. Faute de quoi, son recours sera rejeté sans même avoir été examiné sur le fond. Pourquoi en effet obliger le juge à régler une question, un litige, alors que ce dernier ne concerne pas directement le requérant ? Un adage judiciaire le dit avec...

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