On a frôlé la catastrophe. Loin des slogans rassembleurs du soulèvement du 17 octobre, un vent de discorde interne a soufflé sur la journée de manifestations du samedi 6 juin, à la suite de plusieurs semaines consécutives de mobilisation confessionnelle et sectaire menée par une grande partie de l’establishment politique. Le climat de haine distillé par certains partis politiques et réseaux sociaux aurait pu conduire le Liban au pire. Sans l’armée, dont d’importants contingents étaient déployés dès le matin en certains points sensibles de Beyrouth, le face-à-face intercommunautaire et l’apparition des armes, dans les quartiers de Barbour et Tarik Jdidé, auraient pu mener à une effusion de sang. D’autant plus que la cassure politique s’est doublée d’une nouvelle cassure purement religieuse, avec des slogans injurieux lancés par des contre-manifestants chiites contre Aïcha, l’épouse du Prophète de l’islam. Celle-ci est tenue pour « la mère des croyants » par la communauté sunnite, alors qu’elle est traditionnellement dénigrée par les chiites. Toutefois, pour certains observateurs, l’offense religieuse n’a été que « la goutte qui a fait déborder le vase ».
Trois foyers
Les trois foyers principaux de tension intercommunautaire qui auraient pu dégénérer sont : celui du Ring-Khandak el-Ghamik, mettant face à face activistes pro-résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU (qui réclame le désarmement des milices) et partisans d’Amal et du Hezbollah ; celui de Aïn el-Remmaneh-Chiyah, mettant face à face militants du tandem chiite et jeunes chrétiens de diverses obédiences ; et celui des deux quartiers de Barbour et Tarik Jdidé, séparés par le boulevard Mazraa, mettant face à face chiites et sunnites.
Le premier foyer a été assez facilement circonscrit, en dépit des apparences. C’est ainsi que le tandem chiite s’était engagé, apprend-on, à ne pas déborder le cordon de sécurité tendu par l’armée au débouché de la rue principale du quartier de Khandak el-Ghamik.
L’incursion planifiée de motards et de manifestants venus de la rue Assaad el-Assaad, à Chiyah, vers la rue Sannine, à Aïn el-Remmaneh, et les heurts entre les manifestants des deux quartiers ont été plus difficiles à contrôler. Il a fallu près de deux heures aux forces armées pour s’interposer sur l’ancien boulevard séparant les deux quartiers et rétablir le calme, non sans blessés.
Toutefois, c’est le dernier foyer de tension qui a failli dégénérer, avec l’apparition d’armes dans les deux camps, n’était l’interposition de l’armée sur le boulevard Mazraa, qui a empêché tout contact direct entre les civils armés des deux quartiers de Barbour et Tarik Jdidé. Les heurts dans ce secteur samedi soir se sont quand même prolongés, avec des échanges de tirs, et ont fait trois blessés, dont un, léger, par arme à feu. L’armée a payé le prix de son intervention : un militaire y a perdu son œil et plusieurs autres ont été blessés par des jets de pierres.
La discorde a pu être circonscrite, selon des sources, grâce à des barrages de l’armée qui ont empêché l’arrivée « en renfort » à Beyrouth de jeunes de Tripoli et Saïda. Des zones à risques, comme celle de la rue Monnot, à l’entrée d’Achrafieh, ont été bouclées par l’armée pour empêcher la répétition de débordements qui s’y étaient produits à l’automne dernier, quand des casseurs s’en étaient donné à cœur joie sur des véhicules à l’arrêt, tentant même d’investir certains immeubles.
Une seule conclusion peut être tirée de ce qui s’est passé. Dans certaines franges de la population et certains quartiers de Beyrouth, la guerre civile couve toujours sous la cendre et la moindre étincelle pourrait remettre le feu aux poudres, alors même que le pays ploie sous les fardeaux de la crise économique et de la pandémie.
Aoun : « Un signal d’alarme »
Le chef de l’État, Michel Aoun, a affirmé hier que ce qui s’est passé hier soir (samedi) est un signal d’alarme. « S’en prendre au symbole religieux de n’importe quelle communauté libanaise, c’est s’en prendre à la famille libanaise », a déclaré le chef de l’État, qui en a appelé aux « sages qui ont vécu les événements des années 1975-1976 ». « Ce qui s’est passé hier soir est un signal d’alarme. Ce n’est ni par les insultes ni par les agressions que nous arriverons à vivre dignement. Personne ne peut l’emporter contre qui que ce soit par la force ou la violence. Notre force réside dans notre unité nationale », a-t-il ajouté.
« Voici la discorde qui revient pour assassiner le pays et son unité nationale, et porter atteinte à la paix civile. Prenez garde contre elle », a commenté de son côté le chef du Parlement Nabih Berry. « S’en prendre aux personnages, aux symboles et aux lieux sacrés chrétiens et musulmans est condamnable », a-t-il ajouté, estimant que « toute action qui vise l’unité, la sécurité, la stabilité et la coexistence des Libanais est une action israélienne. » De son côté, le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, a affirmé que l’État civil représente le salut du Liban. Pour sa part, l’ancien Premier ministre Nagib Mikati a estimé que les événements de samedi soir ont été « provoqués et étaient attendus ».
Le patriarche maronite Béchara Raï a, lui, déploré que les croyances religieuses soient la cause de conflits armés, dénonçant le fait que les revendications de la contestation, qui a mobilisé des milliers de personnes samedi, aient été occultées. De son côté, le cheikh Akl druze, Naïm Hassan, a appelé à « cesser de jouer avec le feu ». Il s’est entretenu dans la journée avec le mufti de la République, le cheikh Abdellatif Deriane, et le vice-président du Conseil supérieur chiite, le cheikh Ali Khatib. Les trois dignitaires se sont accordés sur la nécessité de « renforcer les discours rassembleurs et empêcher la discorde ». Dès samedi soir, des appels au calme avaient également été lancés par le chef du courant du Futur Saad Hariri, son frère Baha’, le Premier ministre Hassane Diab, le mouvement Amal, le Hezbollah et les dignitaires religieux sunnites et chiites. Saad Hariri a notamment appelé ses partisans à ne pas « se laisser entraîner à des réactions qui pourraient menacer la paix civile », tout en dénonçant les atteintes à Aïcha « qui constituent une insulte à tous les musulmans sans exception ». Pour sa part, le Hezbollah a dénoncé » les slogans portant atteinte « à des figures religieuses et a mis en garde contre ceux qui provoquent des tensions confessionnelles ».
En soirée, hier, de timides regroupements de Libanais outrés par la dérive religieuse de la veille se sont formés à la place Riad el-Solh et à Jal el-Dib.
Joumblatt se rend chez Berry puis reçoit Hariri
Alors que les tensions étaient au plus fort durant le week-end écoulé, le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt s’est rendu hier soir auprès du président du Parlement Nabih Berry, avant de recevoir à Clemenceau l’ancien Premier ministre et chef du courant du Futur Saad Hariri. Selon des sources politiques, les réunions ont évoqué « l’extrême faiblesse » du gouvernement Hassane Diab dans le contexte politique et sécuritaire explosif. À l’issue de son entretien avec M. Berry, le leader druze a estimé que « la situation interne est compliquée, et ce qui s’est produit hier est très différent des manifestations du 17 octobre ». Il a en outre estimé qu’il était nécessaire pour le Liban de poursuivre les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale « afin d’améliorer la situation interne complexe » du pays, exprimant l’espoir que le Liban pourra « faire face aux organisations internationales avec sérieux ». Après sa visite à Aïn el-Tiné, M. Joumblatt a reçu chez lui à Clemenceau Saad Hariri, accompagné de l’ancien ministre Ghattas Khoury, en présence des anciens ministres Waël Bou Faour et Ghazi Aridi.
Les libanais font le jeu d'Israël
17 h 41, le 08 juin 2020