Nul ne se veut dupe, ni la contestation populaire dans toutes ses composantes ni les observateurs. Dans les tensions à caractère confessionnel qui ont émaillé ou suivi la manifestation du samedi 6 juin, opposant les rues adjacentes au Ring à celle de Khandak al-Ghamik, de Barbour à celle de Tarik Jdidé, réveillant le temps d’une soirée la ligne de démarcation entre les deux quartiers autrefois rivaux de Chiyah et Aïn el-Remmaneh, ils ne voient rien d’autre qu’une tentative des partis au pouvoir de réactiver la fibre communautaire et confessionnelle, sunnites contre chiites, chrétiens contre musulmans. Et ce face à une contestation citoyenne qui revendique un État civil, la lutte contre la corruption et des solutions à la crise financière. Ces partis entendent ainsi maintenir l’équation qui prévalait avant le début du soulèvement populaire, basée sur le confessionnalisme politique, avec son clientélisme et sa corruption.
Sur les réseaux sociaux, révolutionnaires et société civile multiplient les messages de condamnation, accusant sciemment la classe au pouvoir. De son côté, le bâtonnier de Beyrouth, Melhem Khalaf, met en garde « contre la discorde » et qualifie de « catastrophique le langage de la violence destructrice confessionnelle et communautaire ». Il se demande « pourquoi nous n’avons rien appris des dérives suicidaires qui visent à assassiner le vivre-ensemble et le pacte d’une nation message de paix ». Me Khalaf appelle aussi à retrouver le langage de la raison, de la sagesse et du dialogue, et à privilégier l’entente sur des valeurs citoyennes, basées sur l’intérêt général. Il invite enfin les Libanaises et les Libanais à la prise de conscience, à la réflexion et la prière. « Arrêtons ce suicide, dénonçons la violence sous toutes ses formes et mettons fin aux discours de haine », les exhorte-t-il.
Ni la première ni la dernière fois
Aux condamnations fermes, s’ajoute une prise de conscience, mais aussi une décision ferme de ne pas baisser les bras, de poursuivre la contestation malgré les nouveaux défis. Contacté par L’Orient-Le Jour, l’activiste Gilbert Doumit estime que « ce qui s’est passé est regrettable, mais à la fois attendu ». Les manifestants savaient bien que « cette journée serait utilisée par les chefs de partis communautaires qui perdent du terrain face aux revendications populaires, pour remobiliser leurs armées confessionnelles ». Les préparatifs battaient d’ailleurs leur plein, affirme le contestataire, citant « le tandem chiite, les forces du Futur, celles de Baha’ Hariri (frère de l’ancien Premier ministre Saad Hariri qui tente de se faire une place dans la politique locale) et celles d’Achraf Rifi, ancien ministre de la Justice ». Pour ce militant, « ce n’est pas la première fois que le pouvoir et les partis politiques qui le composent tentent de montrer que la révolution a échoué ou qu’elle fraternise avec les partis politiques ». Ce n’est pas non plus la première fois « qu’ils utilisent la violence » contre des révolutionnaires qui dénoncent la perte de leur pouvoir d’achat et la confiscation de leur argent dans les banques. « Mais la contestation populaire n’en est pas plus affectée », soutient-il.
Même discours du côté du Bloc national, qui accuse « les forces du pouvoir de rediriger les revendications de la thawra ». « Ils essayent de nous faire rentrer dans leur jeu, sunnites contre chiites, avec ou contre les armes du Hezbollah, pour ou contre le gouverneur de la banque centrale… » constate Salam Yammout, présidente du parti qui manifestait samedi, place des Martyrs. Dénonçant une classe politique « incapable de gérer la crise et le pays », elle insiste sur le besoin pressant « de réformes fondamentales » pour mettre fin à la corruption, cesser le gaspillage, sauver l’argent des gens, assainir la justice, assurer des couvertures sociales et organiser des élections saines. Mais point de réformes possibles sans « un gouvernement indépendant doté de pouvoirs exceptionnels ».
Et si « des groupes ont bien tenté, samedi, de s’infiltrer au sein de la thawra pour imposer leur agenda personnel ou celui du pouvoir, les contestataires du 17 octobre sont pleinement conscients de ce défi », assure la responsable. Le soulèvement a aujourd’hui « le choix » de rester à la maison pour s’éloigner des sales manœuvres du pouvoir ou de maintenir la pression de la rue et garder l’unité des rangs. « Nous avons opté pour la seconde option, car c’est la seule agora qui permet aux citoyens d’exprimer leur opinion », assure-t-elle.
Dynamique de conflit entre le pouvoir et la mouvance populaire
Du côté des observateurs, le pouvoir est tout autant montré du doigt, sauf qu’on ne va pas jusqu’à considérer les violences de samedi comme une initiative sciemment organisée. Pour le professeur universitaire Antoine Haddad, expert en politiques publiques, « la violence n’était pas à exclure », même s’il ne la voit pas comme un piège. « Il existe une dynamique de conflit entre les deux camps, d’un côté l’establishment politique mené par le Hezbollah et d’un autre la mouvance populaire issue de différentes traditions politiques, qui adopte un discours citoyen et réclame un État laïc et la lutte contre la corruption, dans un pays déchiré sur le plan communautaire », observe-t-il. « La partie au pouvoir a considéré que la manifestation de samedi avait en ligne de mire l’arsenal du Hezbollah. Son dernier rempart étant le confessionnalisme, elle n’a pas manqué d’utiliser cette carte, avec le recours des forces extrémistes », constate M. Haddad.
C’est ainsi qu’outre les revendications d’appartenance à la communauté chiite, des insultes ont été proférées contre des symboles religieux sunnites. « Ce n’est pas un hasard, note l’expert. On peut y voir un partage des rôles entre sunnites et chiites. » Au passage, « dans un incident marginal » fomenté à Aïn el-Remmaneh, un message est aussi adressé aux chrétiens. « La menace d’une guerre civile est clairement utilisée pour décourager la contestation », affirme-t-il, estimant que les forces au pouvoir ont « remporté le round ». Mais il soutient que l’équation ne fonctionne plus. « Le Hezbollah ne peut plus continuer à couvrir la corruption en contrepartie d’un blanc-seing à son engagement régional. L’argent pour le couvrir s’est tari. »
Passer à une étape supérieure
Incontestablement, tabler sur la fibre confessionnelle nuit au mouvement de révolte populaire, qui manque de répondant. « Les protestataires n’arrivent pas à passer à une étape supérieure », regrette l’enseignante universitaire Mona Fawaz, également activiste. « Alors que les gens sont fauchés, qu’ils réclament la restitution de l’argent et les biens-fonds publics volés, on revient à Aïcha et Ali (symboles religieux sunnite et chiite). » « Le problème, estime-t-elle, vient d’une classe politique qui refuse de reconstruire le pays sur des bases saines. Et les chefs politiques qui ont fait la guerre utilisent la discorde pour se maintenir au pouvoir. » Il faut aussi dire qu’en ces temps de lutte contre le coronavirus qui a permis aux partis politiques de jouer un rôle, la contestation populaire « tarde à se trouver un leadership ». « Le mouvement réclame certes le changement. Mais il prend constamment des orientations différentes, déplore-t-elle. En même temps, le changement est un long processus qui doit prendre son cours. »
Car il ne s’agit pas d’être alarmiste. Pour l’enseignant universitaire Nasser Yassine, « la contestation populaire n’a juste pas encore atteint la maturité nécessaire ». « Elle est formée de trop de groupes, adopte trop de discours différents et se contente de coups de gueule », observe-t-il. Cible du discours confessionnel d’une classe « qui veut rétablir l’équilibre d’avant le 17 octobre », la contestation populaire doit encore « se mobiliser pour dialoguer et se trouver une vision commune ». « Un travail qui pourrait prendre trois ans », observe M. Yassine. Mais dans l’attente, « les épisodes violents risquent de se répéter ».
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Pour palier au manque d'organisation de la révolution, je suggère un système de tirage au sort : établir une liste de volontaires parmi tous les révolutionnaires (il devrait y en avoir des milliers), puis procéder à un tirage au sort pour trouver 250 personnes qui formeront l'organisation. Cette organisation devra se réunir une fois par semaine pour discuter et prendre des décisions soumises au vote. Au bout d'un an renouvellement de l'organisation par un même tirage au sort où les sortants n'auront pas le droit de postuler. A vous de voir...
Bernard de Monès
17 h 47, le 08 juin 2020