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Société - Focus

Tripoli et l’État libanais : une histoire mouvementée

Depuis le début du soulèvement populaire, les mouvements de protestation n’ont pas cessé dans la capitale du Liban-Nord, avec des affrontements, parfois violents, avec l’armée. Retour sur l’histoire d’une ville qui s’est toujours sentie délaissée par l’État.

Un soldat sur la place Abdel Hamid Karamé à Tripoli, lors d’un rassemblement populaire. Photo João Sousa

« À Tripoli, la révolution n’est pas morte pour qu’elle renaisse à nouveau. » C’est ce qu’affirmait un militant lors d’une manifestation organisée le mois dernier dans la capitale du Liban-Nord, en dépit de la menace du coronavirus. Au cours des quatre derniers jours, et alors que le pays observait un bouclage total en vue de freiner la propagation du coronavirus, seule la capitale du Liban-Nord a osé se révolter contre cette décision du gouvernement. Moins de vingt-quatre heures après l’entrée en vigueur de cette mesure, un accrochage a eu lieu, jeudi soir à Souk el-Arid, entre les forces de l’ordre et des commerçants qui refusaient de baisser le rideau de fer de leurs boutiques, alors qu’ils sont touchés de plein fouet par la crise économique.

Tandis que les manifestations contre le gouvernement, la flambée des prix, les banques, la mobilisation générale ou la répression violente des manifestants par les forces de l’ordre ont quasiment disparu sur le reste du territoire depuis la pandémie de coronavirus, Tripoli a continué à se révolter. Au cours de la dernière semaine d’avril, des affrontements ont opposé des manifestants et l’armée libanaise pendant trois jours faisant un mort parmi les contestataires, Fawaz Samman. La deuxième ville du Liban, un des principaux foyers du soulèvement populaire déclenché le 17 octobre 2019, a été baptisée la « fiancée de la révolution ». Mais Tripoli n’est-elle pas rebelle depuis des décennies déjà ?

Tripoli et le rêve de l’arabisme

À Tripoli, à majorité sunnite mais qui compte également une importante communauté chrétienne et une minorité alaouite, nombreux sont les habitants qui considèrent que la ville est depuis longtemps abandonnée à son sort par l’État. « C’est comme si Tripoli ne figurait pas sur la carte du Liban », entend-on souvent, pour critiquer l’absence de projets de développement dans la ville, où le taux de pauvreté est l’un des plus élevés du Liban.

Quel rôle joue l’histoire dans ce sentiment ? Pour Nahla Chahal, journaliste et chercheuse originaire de Tripoli, ce refus trouve ses racines dans la réalité géographique plutôt que dans un contexte idéologique. « Tripoli a le visage tourné vers l’intérieur arabe », affirme-t-elle à L’Orient-Le Jour, expliquant que la ville est « non seulement éloignée géographiquement de Beyrouth mais séparée d’elle par le Mont-Liban chrétien ».

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Jusqu’aux années 30 du siècle dernier, les habitants de Tripoli, notamment les musulmans, rejetaient la création du Grand Liban et aspiraient à l’unité arabe. Il a fallu attendre les années soixante pour que les Tripolitains acceptent finalement de voir dans le Liban une patrie définitive, souligne la journaliste. « Après avoir parié sur la République arabe unie proclamée entre la Syrie et l’Égypte, entre 1958 et 1961, les Tripolitains, déçus (par la fin de cette éphémère union), ont enterré tout rêve d’adhésion à une union syrienne ou arabe », indique Mme Chahal.

Photo João Sousa

Réconciliation avec l’État

Mais pour un historien ayant requis l’anonymat, les prémices d’une réconciliation entre Tripoli et l’État libanais ont vu le jour bien avant cette date. « On oublie souvent que des étudiants tripolitains ont trouvé la mort dans la capitale du Liban-Nord alors qu’ils protestaient contre le mandat français avant la proclamation de l’indépendance du Liban en 1943 », souligne-t-il. « Plus tard, Abdel Hamid Karamé, alors leader sunnite de Tripoli, est devenu une figure de l’Indépendance ».

L’historien estime cependant que la vraie réconciliation de Tripoli avec l’État libanais a eu lieu au cours du mandat du président Fouad Chéhab. « Dans une tentative de ramener dans le giron de l’État les régions qui ne s’identifiaient pas au système libanais, Chéhab a parrainé des projets de développement à Tripoli », explique-t-il, rappelant que ce président « avait désigné Rachid Karamé, figure tripolitaine, à la tête du gouvernement de son mandat ».

Pour lui, la ville de Tripoli a toujours été représentée dans les institutions étatiques que ce soit au niveau de la présidence du Conseil des ministres ou encore au sein du Parlement. « La question est de savoir ce que les représentants de Tripoli ont offert à la ville », conclut-il.

C’est justement cette question qui a poussé les manifestants à Tripoli à se rendre régulièrement, depuis le début du soulèvement, devant les résidences des leaders de la ville pour leur demander des comptes. Les habitants de Tripoli sont conscients de la représentation politique de ces leaders au sein des institutions étatiques mais ils se plaignent de la négligence de l’État à leur égard, les privant de projets de développement et les abandonnant à leur sort. « L’État n’est présent à Tripoli que pour réprimer les plus pauvres et faire taire leur voix », avait lancé un jeune homme sur la place el-Nour lors de la dernière manifestation organisée à Tripoli qui s’était terminée par la mort d’un manifestant lors d’affrontements avec l’armée.


Des soldats portant des masques dans une rue de Tripoli. Photo João Sousa

Entre l’armée et Tripoli, des relations compliquées ?

Ces affrontements, qui s’étaient déroulés dans la nuit du 27 au 28 avril, avaient provoqué une polémique qui a enflammé les réseaux sociaux. Alors que certains Libanais dénonçaient les tirs à balles réelles par l’armée sur les manifestants, d’autres accusaient ces derniers d’être des « terroristes », des « voyous » ou encore des « traîtres ingrats ». Le lendemain, dans une tentative de se dédouaner de ces accusations, les habitants ont offert des fleurs aux soldats, dans un signe de la bonne foi qu’ils estiment devoir toujours témoigner à l’égard de la troupe en raison de l’histoire rebelle de la ville.

« Tripoli n’est pas contre l’armée mais il arrive, quelquefois, que l’armée soit contre Tripoli », soutient Moustapha Allouche, ancien député de Tripoli et membre du bureau politique du courant du Futur. Assis derrière son bureau à l’hôpital el-Nini à Tripoli, le chirurgien dissèque avec minutie le caractère problématique de la relation entre l’armée et la capitale du Liban-Nord. « Lorsque les Tripolitains ont perdu l’espoir de faire partie de l’Umma musulmane, puis d’une union arabe, ils se sont retrouvés dans un État qui ne les représentait pas et ne répondait pas à leurs attentes », explique-t-il à L’OLJ. « Par conséquent, ils considéraient que l’armée censée protéger et défendre cette nation ne les représentait pas non plus ».

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Outre l’idée selon laquelle l’institution militaire a été fondée pour défendre une nation créée « sur mesure » pour servir les intérêts de la communauté chrétienne, M. Allouche énumère une série d’événements qui ont élargi le fossé entre les deux parties, à commencer par les affrontements en 1973 entre l’armée libanaise et la Résistance palestinienne à laquelle les Tripolitains étaient favorables. Deux ans plus tard, « des manifestations d’appui à l’armée ont été organisées dans des régions chrétiennes quelques jours seulement après l’assassinat de Maarouf Saad alors même que la responsabilité de l’armée était pointée du doigt », rappelle-t-il, évoquant également l’arrestation d’officiers de l’Armée du Liban arabe (ALA) qui avaient fait défection de l’armée pendant la guerre civile. Pour l’ancien député, l’ensemble de ces événements ont donné aux musulmans de Tripoli l’impression que l’armée ne les représentait pas.

Mais M. Allouche tient à souligner que dans l’histoire des peuples, l’impression est plus importante que la vérité en soi. « Les mythes et la mémoire collective d’un peuple sont fondés sur les impressions que les hommes gardent d’un événement plutôt que sur la réalité des choses », dit-il. « Preuve en est que le nombre de soldats musulmans est plus élevé que celui des soldats chrétiens, et pourtant, les Tripolitains continuent à agir et réagir suivant leurs impressions cumulées au fil des années et non suivant la réalité actuelle. »

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Selon M. Allouche, au lendemain de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, le leadership sunnite a opté pour le slogan « Le Liban d’abord » en toute connaissance de cause. « On cherchait à ramener les sunnites à la citoyenneté mais il y avait toujours des parties prêtes à remettre en cause ce désir de retourner dans le giron de l’État en pointant du doigt une étape de l’histoire de Tripoli, celle de son refus d’adhésion au Liban », ajoute l’ancien député. « On nous lançait : “C’est aujourd’hui que vous vous êtes souvenus de ce Liban dont vous n’avez jamais voulu en premier lieu ?” ».

Aujourd’hui, cent ans après la proclamation du Grand Liban, Tripoli ne remet plus en cause son appartenance libanaise. En ces temps de crise sans précédent, la seule rébellion qui se profile à l’horizon dans la capitale du Liban-Nord serait celle de tout le Liban : la révolution de la faim.

« À Tripoli, la révolution n’est pas morte pour qu’elle renaisse à nouveau. » C’est ce qu’affirmait un militant lors d’une manifestation organisée le mois dernier dans la capitale du Liban-Nord, en dépit de la menace du coronavirus. Au cours des quatre derniers jours, et alors que le pays observait un bouclage total en vue de freiner la propagation du coronavirus, seule...

commentaires (1)

Voilà une ville qui a tout pour réussir: une large population, un hinterland extraordinairement fertile, un port enorme, un aeroport, etc. Pourquoi Tyr et Saïda se débrouillent? Dire que c'est en partie a cause du Mont Liban Chrétien qui la sépare de Beyrouth est un argument léger. Cherchez mieux...

Mago1

08 h 29, le 20 mai 2020

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Commentaires (1)

  • Voilà une ville qui a tout pour réussir: une large population, un hinterland extraordinairement fertile, un port enorme, un aeroport, etc. Pourquoi Tyr et Saïda se débrouillent? Dire que c'est en partie a cause du Mont Liban Chrétien qui la sépare de Beyrouth est un argument léger. Cherchez mieux...

    Mago1

    08 h 29, le 20 mai 2020

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