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Nos Lecteurs ont la Parole

Ma folle nostalgie des années de guerre...

Au risque de choquer bon nombre d’entre vous, j’en suis arrivée à regretter les années de guerre. Ces années qui m’ont certes privée de mon adolescence, mais qui, aujourd’hui, me semblent beaucoup plus viables que ce qui nous est imposé, de facto, actuellement au Liban. Cette longue et certaine agonie qui nous a ôté tout espoir est devenue si pesante, si désespérante que je me suis mise à rêver de la guerre. De ces moments où nous étions dans une véritable survie, parce que nous savions que cette guerre finirait un jour par s’arrêter. Nous étions remplis d’espoir, dopés à l’adrénaline des dangers bravés, nous vivions comme si demain n’existait pas, roulant à tombeau ouvert, accumulant les dérapages contrôlés, défiant les salves d’obus, narguant les francs-tireurs. Nous étions devenus très vite familiers de l’adaptation et de la résilience.

Vivre privés d’eau et d’électricité, dans un rationnement imposé, mais toléré, ne nous a pas fait autant de mal que ce que nous endurons aujourd’hui, à savoir la banqueroute totale et la faillite de notre pays. Le Liban est mort. Il n’y a plus de lendemains heureux à espérer. On nous a ôté ce que nous savions faire le mieux : survivre. En 1975, j’avais quatorze ans lorsque la guerre a fait son entrée dans ma vie pour ne plus jamais en sortir. Je n’ai connu que la survie, jamais la vie. Et à force de donner des deuxième et troisième chance de retour au pays après de courtes années d’exil en France, le temps que le pays redevienne «  viable  », ma vie a passé et rien n’a changé, sauf moi qui n’ai plus la force de recommencer à rebâtir ailleurs. Et puis, dans quel ailleurs ? Et avec quels moyens  ?

L’expérience de la Covid-19 m’a démontré la réalité de ces ailleurs tant fantasmés. Ces pays qui achèvent leurs aînés dans des maisons de retraite pour ne pas encombrer les hôpitaux ; ces pays qui ont été incapables de gérer une pandémie qui était pourtant très prévisible. La Chine en avait fait l’expérience et il fallait tout simplement prendre toutes les mesures pour la contenir. Mais non, la gestion de la crise sanitaire en Europe a été lamentable. En dessous de tout.

De ce côté-là, ce quart de pays qu’est le Liban a réussi, en dépit de ses maigres moyens, à maintenir une courbe de contamination acceptable. Nous n’avons à aucun moment manqué de masques pas plus que de solutions hydroalcooliques. Et puis ici, dans nos maisons de retraite, on n’envoie pas les plus de 70 ans à la mort, par un shoot létal de Rivotril en pleine détresse respiratoire pour ne pas avoir à les transporter en réanimation. Ici, en dépit de la pauvreté qui sévit, on tend encore et toujours la main à l’autre, pour l’aider à se relever. Sans les initiatives privées des ONG et autres associations locales, les Libanais auraient été en un bien pire état, puisque privés d’État et gouvernés par une bande de voleurs sans foi ni loi.

Mais nous ne pouvons plus tenir la route. Nous nous sommes appauvris du jour au lendemain. Nous avons été humiliés, interdits de toucher à nos épargnes, notre garantie vieillesse s’est évaporée. Le pays a été tellement pillé et a vécu si longtemps bien au-delà de ses moyens réels, sur l’illusion des dépôts d’or et les réconforts mensongers du gouverneur de la Banque centrale. Nous qui avions toujours cru au «  miracle libanais  » ne croyons plus à rien ni en personne. Nous sommes en faillite, il n’y a plus de survie possible et encore moins de vie à espérer.

Rendez-moi la guerre, les abris, les obus, les anniversaires fêtés dans des cages d’escaliers ; la passion de mon amour de jeunesse vécu en dépit de tout. Ramenez-moi aux doux moments des écoles buissonnières, où tout était permis puisqu’il y avait la guerre. Aux veillées autour d’un feu de camp, en train de nous réchauffer les uns contre les autres, bercés par les sons d’une guitare romantique et par le rythme des chansons entonnées en chœur. Nous étions convaincus de tenir le monde dans le creux de nos mains qui se tenaient naïvement. Et que c’était bon, cette illusion d’invincibilité absolue. Rendez-moi les bombardements, parce qu’après eux, il y avait des trêves qui valaient tout l’or du monde. Ce sont, précisément, ces deux mois de confinement à combattre un ennemi invisible qui ont réveillé tout cela en moi. Parce que je sais que la vie est derrière moi et qu’au Liban, il n’y a plus rien à tirer. Ils ont tout pris, tout volé, jusqu’à nos âmes. Mon pays est devenu une décharge à ciel ouvert, et croyez-moi, durant la guerre, nous étions heureux et l’argent, lui, ne manquait pas… Il y avait toujours des projets à fomenter pour «  après  », mais cet après n’est jamais survenu, nos gouvernants ont fait en sorte qu’en temps de paix, nous regrettions la guerre et même ses milices, lesquelles au moins nous défendaient…

Pays vendu par les siens. Pays défendu par personne. Pays convoité par ses deux voisins ennemis : la sœur mygale qui ne s’est jamais remise de sa séparation forcée avec ce qui fut un moment un coin de paradis, et cet autre, véritable épée de Damoclès, faiseur de guerres, allié à ceux qui, de l’intérieur, font répétitivement son jeu, uniquement pour justifier leurs armes et au passage l’iranisation du pays. Ironie du sort. Rendez-moi la guerre pour que j’essaie de changer le cours de mon existence et celle de mon pays. Je parie que je ne suis pas la seule à le vouloir, ainsi, de toutes ses forces et à être nostalgique des départs et des arrivées… des canons. Oui oui, je ne délire pas. Je persiste et signe. Je sais parfaitement que mon propos n’est pas éthique, qu’il y a eu beaucoup de morts, de déplacés et de vies brisées. La question que je (vous) pose est la suivante : en quoi sommes-nous moins morts qu’eux tous  ?


Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.

Au risque de choquer bon nombre d’entre vous, j’en suis arrivée à regretter les années de guerre. Ces années qui m’ont certes privée de mon adolescence, mais qui, aujourd’hui, me semblent beaucoup plus viables que ce qui nous est imposé, de facto, actuellement au Liban. Cette longue et certaine agonie qui nous a ôté tout espoir est devenue si pesante, si désespérante que je me...

commentaires (8)

Eh oui! Pendant la guerre, on vivait, on vibrait. Demeurait au moins l'espoir. On savait qu'elle finirait un jour et il était permis de rêver de reconstruire alors un Liban plus beau. Le pire crime de ces politiciens véreux ne réside pas dans le pillage même du pays, mais dans l'espoir ainsi assassiné.

Yves Prevost

07 h 56, le 20 mai 2020

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Commentaires (8)

  • Eh oui! Pendant la guerre, on vivait, on vibrait. Demeurait au moins l'espoir. On savait qu'elle finirait un jour et il était permis de rêver de reconstruire alors un Liban plus beau. Le pire crime de ces politiciens véreux ne réside pas dans le pillage même du pays, mais dans l'espoir ainsi assassiné.

    Yves Prevost

    07 h 56, le 20 mai 2020

  • Poignant, poignant et déchirant cet article qui nous parle sans nous instruire puisque nous avons vécu les mêmes affres que Bélinda. Je me lamente tous les jours pour avoir quitté mon paradis qui, loin de moi, agonise. Ne passe aucun jour sans penser à ma vie d'avant. Y retourner pose problème. Ceux que j'aime sont morts. Je n'ai même pas une "rabtit anzé bi jabal lebnen". Je vis à travers mes souvenirs les moments de la guerre et je sens monter en moi des larmes de nostalgie.

    Tan May

    14 h 51, le 19 mai 2020

  • On ne sait pas très bien d’où venait cette idée à l’auteure, mais elle prend le risque d’un paradoxe, comme celui de Sartre quand il lançait sa fameuse phrase : ""Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande"". Et je prends sa déclaration au premier degré. Deux mots : ""Nostalgie"", dans le titre, pose pour "certains" un problème, et ""L’expérience de la Covid-19"", comme pour se conformer à recommandations des Immortels de l’Académie. Pour quoi, les ouragans au noms féminins sont plus meurtriers ? Le ou la Covid, est un tueur...

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    11 h 24, le 19 mai 2020

  • Le pire est que vous aviez raison. Le pays se portait mieux durant la guerre. Si cela peut vous rassurez ou vous redonner de l'espoir, a mon avis, la guerre est aux portes et le Liban ne l’évitera pas. Sans guerre le pays ne se relèvera pas car il ne peut plus supporter des solutions du style "Ecole des fans". Il est impératif cette fois qu'il y ai un vainqueur et un vaincu. Le vainqueur gérera alors le pays comme bon lui semble et sera responsable de tout ce qui arrivera par après. Fini les soit disant consensus qui ne mènent a rien, fini les montages électoraux, fini le confessionnalisme, fini le soit disant pays message qui autre que des malheurs ne montre plus rien de bon. En bref finis les mensonges!

    Pierre Hadjigeorgiou

    11 h 22, le 19 mai 2020

  • CHERE BELINDA, MERCI DE TON PRAGMATISME ET COURAGE DE DECRIRE UN ETAT D'AME QUE BEAUCOUP DE CEUX QUI ONT VECU LA GUERRE DE 75 PARTAGENT.

    Georges Breidy

    11 h 14, le 19 mai 2020

  • IL PLEURE DANS MON COEUR COMME IL PLEUT SUR LA VILLE ! OH COMBIEN TRISTE EST NOTRE QUOTIDIEN ET SURTOUT NOTRE AVENIR CAR SANS ISSUE

    Gaby SIOUFI

    10 h 58, le 19 mai 2020

  • Quelques textes peuvent se hisser au niveau du drame dont celui-ci, bien sûr. Ce texte, et celui de Giorgio Agamben, quoique je ne suis pas entièrement d’accord avec lui, ce texte sans risquer un parallélisme entre la guerre et l’actuelle crise sanitaire nous rappelle que les Libanais toutes générations confondues vivaient d’une épidémie à l’autre (guerres, invasions, occupations catastrophes naturelles…) et il n’est pas dit qu’ils sont assez vaccinés contre le malheur. Giorgio Agamben https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-una-domanda Pour les lecteurs qui ne maîtrisent pas l’italien, le texte de Giorgio Agamben est lu en français lors de l’émission : France Inter - "Réorientation, avec Mireille Delmas-Marty" sur https://www.franceinter.fr/emissions/l-heure-bleue/l-heure-bleue-12-mai-2020

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    10 h 47, le 19 mai 2020

  • Exact

    SADEK Rosette

    08 h 33, le 19 mai 2020

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