Je l’ai connu, l’exil. L’errance dans des pays où la mort ne vous attend pas au détour de chaque rue, où l’on fait la queue devant les musées et les spectacles parce qu’on a de la place en soi pour un peu plus de beauté. La vie normale des autres dans des villes dont on connaît mieux les sous-sols que les repères à l’air libre, les sombres petits matins d’Europe, le méchant crachin qui vous détrempe en toute saison, les printemps glorieux et bariolés, les étés orageux et solitaires, les amphithéâtres où vous subjugue la voix d’un maître qu’on tutoie pourtant à la sortie des cours, quand il retrouve sa dimension humaine ; les cafèt’ qui sentent le chien mouillé, les bistrots où le brouhaha des bavardages, le cliquetis des assiettes qui s’entrechoquent et le tintement des verres jouent la symphonie des midis pressés pour des habitués qui souvent n’ont pour compagnie que leur part du grand miroir. Les jours qui se suivent avec ce relatif sentiment de sécurité qui vous engourdit, ce bien-être que vous sentez emprunté, illégitime, parce que le hasard a décidé que vous naîtriez du côté inquiet du monde. Il m’a fallu rejoindre l’inquiétude natale dans l’espoir de l’amadouer et c’est au fond près d’elle, par une sorte de perversion originelle, que je me sens le mieux. Je suis revenue.
Vous le savez bien sûr, vous qui êtes partis – qui vous le reprocherait ? – pour sauver votre peau et votre avenir, que ce Liban qui tangue est le moteur même de vos ambitions et souvent de votre ascension. Tout à coup, privés par la pandémie de la perspective d’un retour prochain, vous sentez que « la maison » n’est pas là où vous êtes mais dans cet ailleurs flou d’où nous sommes et qui se dégrade de jour en jour, cet horizon qui par malice recule. La « révolution » d’octobre vous a probablement exaltés ; comme à nous elle vous a peut-être donné quelque espoir en secouant la tyrannie collégiale et putride qui gouverne ce pays. Mais non. Le virus a rebattu les cartes, nous enfermant tous ensemble, ici et ailleurs, sous peine de nous couper l’air. Et nous voilà tous ensemble, vous dehors, nous dedans, ou peut-être l’inverse, nous regardant en chiens de faïence à travers les écrans. Nous privés de ressources, vivant au jour le jour et nous serrant les coudes pour contenir – jusqu’où ? – la misère qui rampe ; vous impuissants dans ce monde arrêté comme une comète en fin de course et qui tente d’amortir sa chute en changeant de nature. Vous aussi sans doute dépouillés, par les mêmes, du fruit de tant d’années de travail confié aux bons soins d’un système bancaire naguère exemplaire, rongé à son tour par les vers de la mal-gouvernance et de la corruption. Il vous reste pourtant l’espoir de voir les choses se rétablir, même autrement, même en prenant leur temps. À nous, il reste la colère.
Ce n’est pas rien, la colère, après tant d’années de résignation. C’est de la dignité qui gonfle et remonte en lave. Et nous pouvons vous assurer qu’elle brûle déjà, cette lave, le marbre sur lequel se perdent les pas de ces canailles qui n’ont jamais su gouverner sans s’incruster, administrer sans détruire, diriger sans exploiter, ni s’entendre sans se partager nos biens publics. Nous n’aurons sans doute pas le pouvoir de les renverser. Mais ils sont blets, et c’est avec une cruelle jubilation que nous les regardons, au crépuscule de leur règne, se dénoncer les uns les autres, nous épargnant la peine d’un procès qui les condamnerait tous. Au fond du gouffre où nous sommes, nous entrevoyons leur fin et c’est ce qui nous donne de l’espoir. Vous reviendrez, c’est une promesse. Ce pays sera autre, mais n’importe comment, il sera meilleur.
commentaires (19)
Fifi, vous m'avez fait vibrer d'émotion.
Fadi MOUSSALLI
10 h 17, le 19 mai 2020