La guerre froide qui oppose depuis quelque temps le chef du courant du Futur, Saad Hariri, à son frère aîné Baha’ prend ces jours-ci un nouveau tournant, alors que ce dernier semble décidé à se lancer dans la vie politique. Pour essayer de reconquérir une rue sunnite affaiblie, Baha’ Hariri tente de se poser en défenseur des valeurs du soulèvement d’octobre 2019 et reproche à son frère cadet les compromis qu’il a accepté de faire ces dernières années au profit du Hezbollah et du Courant patriotique libre, notamment l’entente qui a permis à Michel Aoun d’accéder à la présidence fin 2016.
Âgé de 54 ans, Baha’ Hariri est un homme d’affaires dont la fortune est estimée à deux milliards de dollars, selon le magazine Forbes. L’homme n’avait jamais fait de politique auparavant, et avait fait comprendre, au lendemain de l’assassinat de son père, l’ex-Premier ministre Rafic Hariri, en février 2005, qu’il n’était pas intéressé par sa succession, ouvrant la voie à son cadet Saad. Quinze ans plus tard, l’aîné se présente comme étant du côté du renouveau politique et à l’écoute des demandes de la rue. Son arrivée dans l’arène politique pourrait signifier une scission au niveau de la rue sunnite, entre ses partisans potentiels et ceux acquis à son frère.
« Le projet de Baha’ Hariri n’est pas lié à un héritage qu’il revendique. Il va dans le sens des demandes des Libanais qui se révoltent et rejettent les politiques de compromis et la corruption, explique l’avocat Nabil Halabi, l’un de ses proches, à L’OLJ. Baha’ Hariri ne va accepter aucun compromis. Il se lancera dans la vie politique après la chute de la classe politique actuelle, comme le revendique le peuple », ajoute-t-il.
M. Halabi assure que Baha’ « a soutenu le soulèvement populaire (du 17 octobre), en appuyant des forums de jeunes qui ont pris part aux manifestations. Ces forums ont commencé à être actifs dans la Békaa, puis à Beyrouth, à Tripoli et dans l’Iqlim el-Kharroub », souligne l’avocat qui ne cache pas la volonté de ces forums de se transformer en parti politique. Dans un communiqué publié ces derniers jours, Baha’ Hariri, qui réside à l’étranger, a affirmé « soutenir les revendications justes de la révolution, consistant en un changement radical de la structure du système libanais ».
Ses critiques à l’égard de la classe politique – dont fait partie son frère – ne manquent pas, puisqu’il estime que « depuis 2005, la plupart des politiciens et des partis au Liban ont amassé forces et fortune aux dépens du pays et des intérêts des citoyens ». Il dénonce aussi « les alliances conclues » en vertu desquelles certains partis, qu’il ne nomme pas, ont décidé de « garder le silence sur les armes illégales et les atteintes à la souveraineté nationale », en contrepartie de quoi le Hezbollah, qu’il ne désigne pas nommément non plus, « se tait sur leurs marchés et leur pillage des fonds publics ».
Selon notre correspondant Mounir Rabih, Baha’ Hariri a fait une apparition timide, via les réseaux sociaux, depuis le début du soulèvement, lorsque son épouse a commencé à poster des photos de lui se présentant comme étant du côté des manifestants. Dans le même temps, l’aîné des Hariri a distillé certaines prises de position, dans lesquelles il appelait même à la chute du gouvernement dirigé par son frère, avant que ce dernier ne présente sa démission le 29 octobre.
La rue déboussolée
Le nom de Baha’ avait déjà été évoqué lors de l’épisode de la démission forcée de Saad Hariri à Riyad en novembre 2017. « Lorsqu’il avait conclu le compromis présidentiel, Saad Hariri s’était engagé auprès de l’Arabie saoudite qu’elle allait de nouveau regagner son influence au Liban, face à l’Iran, mais cela ne s’est pas produit », rappelle notre correspondant. Un échec qui a abouti à sa convocation par le royaume puis à sa démission forcée. « À ce moment, le nom de Baha’ avait été avancé pour hériter du projet de Rafic Hariri. Mais de nombreuses interventions internationales, régionales et locales ont empêché cela à l’époque », ajoute Mounir Rabih, et Saad Hariri avait regagné Beyrouth où il était revenu sur sa démission.
Un analyste politique critique à l’égard de Saad Hariri explique à L’OLJ que « Baha’ tente aujourd’hui de se positionner en profitant de l’affaiblissement de la communauté sunnite et du net recul de son rôle politique sur la scène libanaise » du fait, selon lui, des politiques adoptées ces dernières années par le chef du courant du Futur.
Saad « a volontairement abandonné ses prérogatives. Il a parié sur le fait que son accord politique avec Michel Aoun et le Hezbollah lui serait bénéfique, poursuit-il. Ce qui a fait que des opposants traditionnels à la famille Hariri ont refait leur entrée sur la scène politique, grâce à la nouvelle loi électorale qui a fait perdre à Saad Hariri un grand nombre de députés sunnites et chrétiens, sans oublier ses partisans qui se sont dispersés. Il y a également eu des conflits internes au sein du courant du Futur qui se sont manifestés par des démissions de cadres du parti ». Mais cet observateur exprime la crainte qu’une entrée en force de Baha’ dans la rue sunnite « ne jette Saad un peu plus dans les bras du Hezbollah. Il pourrait être à nouveau tenté de trouver un compromis avec Michel Aoun et Gebran Bassil ».
Dans les régions populaires sunnites, réservoir traditionnel du clan Hariri, la rue semble un peu déboussolée et se pose des questions sur ce clivage entre les deux frères. « Tout le monde en parle ici. On évoque un possible retour de Baha’. La rue est divisée entre les partisans de Saad, d’un côté, et ceux de Baha’, de l’autre », confie, sous le couvert de l’anonymat, un habitant du quartier de Tarik Jdidé à Beyrouth, bastion traditionnel du Futur. Sur certains murs de la capitale, notamment près du domicile de Baha’ à Verdun, des portraits de Rafic Hariri frappés de la mention « Abou Baha’ » ont récemment fleuri.
« Pourquoi maintenant ? »
Parmi les partisans présumés de l’aîné des Hariri sur la scène locale, certains incluent l’ancien ministre Achraf Rifi, qui a été en froid avec Saad Hariri pendant un moment, avant de se réconcilier avec lui début 2019. Contactée par L’OLJ, une source proche de M. Rifi dément ces allégations. « Nous ne sommes pas concernés par ce qui arrive. Nous ne prenons position en faveur de personne. Le général Rifi n’a rien à voir avec le sujet », assure-t-elle.
Interrogé par L’OLJ sur le timing choisi par Baha’ pour faire son entrée en politique, Moustapha Allouche, membre dirigeant du courant du Futur, se montre particulièrement critique. « Baha’ Hariri aurait pu faire de la politique il y a trois, quatre, ou même 15 ans, il ne l’a pas fait. Pourquoi maintenant ? Y a-t-il un événement particulier auquel il se prépare ? » s’interroge l’ancien député qui dément toutefois faire référence à l’annonce prochaine du verdict du Tribunal spécial pour le Liban concernant l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri. Le TSL avait annoncé la semaine dernière le report de ce verdict, initialement prévu au courant du mois de mai.
« Il y a des gens qui essaient de profiter de Baha’ Hariri et de ses largesses pour se faire une place. Nous pourrons juger de son sérieux lorsqu’il présentera un programme sur le terrain », souligne encore M. Allouche. « Nous sommes les héritiers de Rafic Hariri parce que nous sommes ceux qui luttent sur le terrain (…) À aucun moment vous n’entendrez Saad critiquer Baha’, c’est son frère au final », ajoute-t-il.
La visite de l’ambassadeur saoudien au Liban, Walid Boukhari, à Saad Hariri dimanche soir pourrait signifier que Riyad n’a pas encore abandonné totalement le chef du Futur. Du côté de la Maison du Centre, on balaie tous les doutes. « Cette visite avait un objectif clair. L’Arabie continue de soutenir Saad. Riyad n’appuie pas Baha’ ni ses agissements sur la scène libanaise », affirme une source pro-Saad à L’OLJ.
commentaires (18)
Mettre Hezbollah dehors et vous verrez que si le Liban est une guitare alors même un manchot pourra en jouer et composer la plus belle musique
PROFIL BAS
20 h 10, le 14 mai 2020