Critiques littéraires

Quand Yasmina Reza soliloque à l’avant-scène d’un théâtre

© Samuel Kirszenbaum

Son histoire avec le monde des planches a quelque chose de discrètement enviable. Cela relève du conte bleu et suscite bien de jalousies et d’interrogations. Car le style est simple mais incisif et percutant. Et les sujets certes d’actualité mais sans inutile provocation. Yasmina Reza, avec deux pièces telles Art, une réussite internationale, et Le Dieu du carnage, a pulvérisé les records d’audience devant les feux de la rampe. Jouée sur toutes les scènes du monde car traduite et adaptée en plus de 35 langues, l’œuvre dramaturgique de Yasmina Reza a remporté haut la main des prix prestigieux dont le Molière de l’auteur, le Grand prix du théâtre de l’Académie française, Le Tony Award de la meilleure pièce et deux Laurence Olivier Awards.

Parcours éblouissant pour des œuvres aux tons décalés, grinçants, habitées par la désunion du couple, la solitude et une sorte de sarcasme teinté d’un humour froid pour narrer l’histoire crayeuse des vies ordinaires. Des œuvres corrosives, concises qui ont la vertu d’être brèves, cinglantes et lapidaires.

Aujourd’hui, à soixante ans, fidèle à son inspiration première des petites existences sans grande envergure et des personnages sans grands reliefs, Yasmina Reza publie chez Flammarion un mince opus de 88 pages, au titre à la fois un peu énigmatique et sucré, Anne-Marie la Beauté. Ni roman ni théâtre, ni essai et encore moins scénario. Registre habituel de l’écrivaine française. Et d’emblée, sans rien annoncer de sa pensée et de son écrit, la plume de l’auteure de Conversations après un enterrement crisse en toute légèreté, sur un mode presque narquois, détaché, élégamment indifférent. Une femme à l’approche de la vieillesse, en l’occurrence une actrice, reçoit une personne de la presse pour une entrevue…

L’actrice c’est Anne-Marie la Beauté qui soliloque en fait sur son passé. Au-devant de la scène et surtout en coulisse et au quotidien. Quotidien morne et banal ponctué par une amitié avec une autre comédienne, Gisèle Fayole, celle qui a eu plus de succès qu’elle ! Justement cette entrevue c’est pour parler d’elle, Gigi, sa rivale, après sa mort.

Deux portraits de femmes que tout oppose. Anne-Marie, obscure tâcheronne à Saint-Sourd dans le Nord près du théâtre de Clichy, voue un sentiment d’admiration et de secrète jalouse à cette femme alanguie, à qui tout réussit, même les murmures et les racontars concernant ses liaisons avec Alain Delon et Ingmar Bergman…

Flot de paroles d’une dame assise qui déverse son paquet de mots, amers, aigres, sans concession au clinquant et faux-semblants. Confessions ou confidences ? Ni l’un ni l’autre. Des souvenirs peut-être, sans être forcément édulcorés, retouchés, photoshopés. Un texte empreint d’une certaine mélancolie et qui dénonce la misère de la vie de comédien sans en effleurer la grandeur, ni la grandiloquence vaine. N’allez pas imaginer que ce texte est pur radotage car la narratrice, loin d’être gâteuse, en s’adressant à son interlocutrice, passe de mademoiselle à madame pour finir avec monsieur… Forcément, puisque ce texte va finir sous les spots et il s’agit là de lecture théâtrale. Une sorte de mise en conditionnement !

De toute évidence, ce texte, brumeux pour certains (phrases longues dans un « parlé » usuel !), sublime pour d’autres (des traits d’esprits inopinés et féroces), est sans doute réservé pour être un jour, un soir, sous les feux de la rampe. Anne-Marie la Beauté répète son texte en ce moment dans la solitude de la lecture… Elle donne chair à ses mots qu’elle décoche en flèches acérées ou fait tomber en tendres confettis colorés.

Certainement, ce ne sont pas là les souvenirs-monologues de Maria Casarès, Marie Bell, Madeleine Renaud ou Sarah Bernhard. Mais il y a là une voix contemporaine, touchante, aux confins du bouleversant dans sa retenue ou sa décontraction. Cette voix frémissante est celle du théâtre, avec ses misères, ses appels péremptoires, ses gloires éphémères, ses illusions. Et Yasmina Reza s’y connaît parfaitement, sans fard, en théâtre !


Anne-Marie la Beauté de Yasmina Reza, Flammarion, 2020, 96 p.

Son histoire avec le monde des planches a quelque chose de discrètement enviable. Cela relève du conte bleu et suscite bien de jalousies et d’interrogations. Car le style est simple mais incisif et percutant. Et les sujets certes d’actualité mais sans inutile provocation. Yasmina Reza, avec deux pièces telles Art, une réussite internationale, et Le Dieu du carnage, a pulvérisé les...

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