Entre flammes révolutionnaires furieusement ravivées dans la rue et brûlantes échéances politiques, économiques et financières, c’est sur un tapis de braises ardentes que s’essaie à marcher en ce moment le Liban. Las, n’est pas fakir indien qui veut, et puis un faux pas est si vite arrivé...
C’est à une audacieuse foulée que se livrait pourtant hier le gouvernement en soumettant à une première discussion un plan de lutte contre la corruption et visant à la récupération des fonds publics détournés. Préparé par la ministre de la Justice, le projet comporte, comme on sait, huit points ayant trait surtout au réexamen des contrats conclus avec l’État, à la traque des fraudes fiscales et au dépistage des cas d’enrichissement illicite. Bienvenue, dans un pays où pullulent les placards à squelettes, est certes une telle initiative. Elle est également innovante au plan des principes, même si elle s’articule sur des lois déjà existantes mais jamais appliquées. Il reste que jusqu’à nouvel ordre, et en dépit des références académiques et morales de son auteur, ce projet n’est encore beau que sur le papier, car ce sont deux haies sacrément hautes qu’il lui faut encore sauter.
La première est la mise au jour (et la mise à l’épreuve !) des priorités réelles du gouvernement de Hassane Diab, ce dernier étant, pour cela, considéré comme un tout, à la lumière crue de ses tares organiques. Populaire à l’extrême est, bien sûr, le thème de tous ces milliards de dollars détournés avec une belle insolence. Grossièrement populiste, dès lors, menace de s’avérer le zèle purificateur dont le Premier ministre se veut ostensiblement le grand prêtre. D’épaisses couches de glace ont eu tout le temps de recouvrir les milliards volés, et ce n’est pas demain qu’on les retrouvera ; dans l’intervalle, c’est ailleurs, à l’intérieur de la demeure, que l’incendie fait rage. Inexorablement dévaluée tous les jours, la monnaie nationale brûle les doigts des Libanais qui voient s’évaporer à vue d’œil leur pouvoir d’achat, en l’absence de tout contrôle sérieux des prix. Le seuil de pauvreté ouvre grands les bras à plus de la moitié du peuple, nombre de citoyens préfèrent côtoyer le coronavirus en se joignant aux démonstrations de colère plutôt que de mourir de faim, alors que le pouvoir n’en finit pas d’élaborer sa stratégie de sauvetage économique et financier, comme s’il avait toute la vie devant lui…
C’est à la sempiternelle question de l’application des lois que se résout le second des écueils. De par sa genèse, le gouvernement relève d’un camp bien précis qui le tient solidement sous sa poigne. Il est donc à craindre que l’inquisition tant attendue, tant espérée, se limite au camp d’en face : que l’assainissement se réduise à un sordide règlement de comptes alors que la classe dirigeante tout entière est responsable de la faillite présente. Risibles à ce propos sont les gesticulations moralisatrices du parti présidentiel se posant, l’autre jour, en modèle de netteté et de transparence, alors que sa longue gestion du ruineux dossier de l’électricité est largement sujette à questionnement. Incroyables d’invraisemblance sont aussi les protestations de rectitude que multiplie un Hezbollah assuré de ses rentrées financières on ne peut plus illégales, et qui regarde tranquillement sombrer le Liban de papa.
Dans un pays où la bonne gérance des affaires publiques n’est plus qu’un souvenir, où toutes les péripéties de la vie politique demeurent invariablement mesurées à l’aune du confessionnalisme, on ferait bien, enfin, de prendre garde aux graves retombées d’une éventuelle et inique chasse aux sorcières. Éloquents à cet égard sont les cris d’alarme lancés par plus d’un chef religieux, notamment après la mise en cause officielle du gouverneur de la Banque du Liban, qui se propose de riposter aujourd’hui à ses accusateurs.
Pour sa honte, le Liban incorrigiblement est un pays où foisonnent les décharges d’ordures sauvages parce que nulle région n’est prête à héberger convenablement les déchets d’autrui, où même l’aménagement des sites de quarantaine dans les hôtels désaffectés obéit à la règle d’à chacun son virus. Mais que dire alors de ces poubelles de l’histoire attendant d’accueillir les pillards de la République ?