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Société - Tribune

Nous ne pouvons pas oublier le génocide des Arméniens

Le président arménien : « Il est inadmissible que la reconnaissance du génocide des Arméniens soit considérée d’un point de vue d’intérêts économiques et politiques conjoncturels avec Ankara. »

Tous les 24 avril, les citoyens de la république d’Arménie et les Arméniens du monde entier rendent hommage à la mémoire des 1,5 million d’Arméniens victimes du génocide de 1915, qui ont succombé aux déportations, aux violations, aux massacres, aux épidémies et aux famines ; un génocide organisé dans l’Empire ottoman par le gouvernement Jeune-Turc pendant la Première Guerre mondiale.

Plus d’un siècle s’est écoulé depuis ce crime perpétré entre 1915 et 1923 contre l’humanité et la civilisation, mais ses conséquences se font sentir jusqu’à présent, nuisant au développement normal de l’Arménie et du peuple arménien.

En fait, les massacres de masse commis contre les Arméniens de l’Empire ottoman avaient commencé en 1894-1896, du temps du sultan Abdulhamid II, et 300 000 Arméniens en ont été victimes. Bien que les puissances de l’époque, la presse internationale et des grandes figures intellectuelles, dont le Premier ministre britannique William Gladstone, les Français Jean Jaurès et Anatole France, le missionnaire allemand Johannes Lepsius et bien d’autres encore aient protesté contre ces horreurs et réclamé des autorités turques une mise en œuvre immédiate des réformes promises pour les six provinces arméniennes, destinées à garantir le respect des droits civiques élémentaires des Arméniens, la sécurité des biens et des personnes, ils n’ont pu arrêter le sultan Abdulhamid.

Ni davantage les pays de l’Entente, le Vatican et des diplomates d’autres pays accrédités en Turquie, dont l’ambassadeur américain Henry Morgenthau, n’ont réussi à retenir les Jeunes-Turcs qui ont donné aux mécanismes d’élimination des Arméniens une forme plus systématique, pour en faire un génocide planifié au niveau de l’État. Profitant du tumulte de la Première Guerre mondiale, le gouvernement Jeune-Turc a, en 1915-1916, mis en œuvre son programme d’extermination totale des Arméniens de Turquie, par des crimes d’une violence et d’une ampleur inouïes, des déportations meurtrières (la Russie, la France et la Grande-Bretagne ont qualifié ces événements dans une déclaration commune du 24 mai 1915 de « crime contre l’humanité et la civilisation ». C’est précisément l’élimination des Arméniens en 1915 qui a inspiré des années plus tard, en 1944, le juriste Raphaël Lemkin pour introduire dans le droit international le terme de génocide).

Témoignages irréfutables

Après la Première Guerre mondiale, c’est le nouveau leader turc, Mustafa Kemal, qui a poursuivi l’œuvre de ses prédécesseurs en planifiant et organisant l’éradication des derniers Arméniens de Cilicie comme des provinces arméniennes et en déclenchant une guerre contre la jeune république d’Arménie. Concernant l’acte génocidaire et ses mécanismes, les témoins oculaires de l’époque, diplomates, militaires, médecins des armées, missionnaires, hommes politiques, la presse internationale, etc., nous ont laissé des témoignages irréfutables. Par la suite, le monde universitaire, historiens et spécialistes des génocides, s’appuyant sur les documents d’archives de l’époque, l’ont minutieusement décrit et démontré. Le monde entier en est à présent parfaitement informé.

Mais je voudrais m’attarder sur les motivations et les conséquences du génocide. Je voudrais souligner ici quelques-unes de ces motivations.

La première est d’ordre politique. « La question arménienne » soulevée lors des conférences de San Stefano et de Berlin en 1878 aurait logiquement dû aboutir à la restauration de l’autorité arménienne dans les provinces arméniennes historiques – devant faciliter l’instauration d’une autonomie administrative et surtout un partage du pouvoir local –, les Arméniens y trouvant un espace politique dont ils étaient privés depuis des siècles, voire une perspective d’indépendance, comme cela s’est produit avec d’autres nations dans les régions européennes et moyen-orientales de l’ancien Empire ottoman après la guerre des Balkans et la Première Guerre mondiale.

C’est précisément ce à quoi s’est opposée la Turquie impériale, puis républicaine, car dans l’éventualité d’une indépendance de l’Arménie, une partie de l’empire présentant un intérêt stratégique essentiel s’en serait trouvée détachée, privant la Turquie d’un accès direct au Caucase et à l’Asie centrale.

La perspective d’un État indépendant arménien perdit apparemment de son intérêt auprès des grandes puissances de l’époque. Ce qui explique leur renoncement, lors de la conférence de Lausanne de 1923, aux articles du traité de paix de Sèvres du 10 août 1920 prévoyant l’instauration d’un État arménien dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman, avec un accès à la mer Noire.

Les intérêts de l’Arménie et du peuple arménien ont également été ignorés en 1921, dans les traités de Moscou et de Kars, par lesquels l’Arménie n’a obtenu qu’un territoire dérisoire.

L’Arménie fut démembrée : les provinces de Kars et d’Ardahan ont été cédées aux kémalistes. D’un autre côté, le Haut-Karabagh et le Nakhitchevan ont été mis arbitrairement sous tutelle administrative de l’Azerbaïdjan soviétique, engendrant une source permanente de conflits et de contentieux dans la région, ce que d’ailleurs nous ne manquons pas d’observer de nos jours.

La seconde motivation du génocide était d’ordre idéologique. Le jeune nationalisme turc tenait à transformer l’énorme empire multi-ethnique et multiculturel en un État-nation turc uniforme et homogène, avec en perspective une extension politique vers le Caucase et les vastes et riches territoires centre-asiatiques.

Une fois de plus, les Arméniens chrétiens représentaient le principal obstacle sur cette voie, de même que les Grecs et les autres chrétiens d’Asie mineure. Aussi, un nettoyage ethnique a été mis en œuvre à l’égard des Grecs et des Arméniens, deux peuples bâtisseurs et héritiers de l’Empire byzantin, qui se sont consacrés au développement et à l’essor de l’Empire ottoman.

Demain est la continuation d’hier et d’aujourd’hui

Certains prétendent que ces « événements tragiques » appartiennent au passé et qu’il faut regarder vers l’avenir. Eh bien, je dirai que notre regard est bien tourné vers l’avenir. Nous en rêvons, nous le planifions et y travaillons quotidiennement. Mais n’oublions pas que l’avenir est la continuation d’hier et d’aujourd’hui.

Nous avons souvent évoqué des pertes humaines et matérielles colossales. Et elles l’ont été bien sûr. Ainsi, l’extermination physique de 1,5 million d’entre eux a eu des effets catastrophiques sur la démographie des Arméniens. Sans le génocide, nous compterions aujourd’hui non pas 10 à 12 millions d’Arméniens dans le monde, mais sans doute le double. L’autre coup fatal porté par les gouvernements turcs qui se sont succédé réside dans l’éradication totale de l’élément arménien de ses territoires historiques, de telle sorte qu’un État national arménien ne puisse plus jamais y germer. En effet, vous ne trouverez plus aujourd’hui, sauf à de rares exceptions, aucune communauté arménienne sur ces territoires. Sans eux, ont disparu également la langue, les traditions, le mode de vie et tous les éléments dont l’ensemble constitue un environnement national homogène, une société et, finalement, un peuple.

Autrement dit, à cause du génocide, les Arméniens se sont trouvés dépossédés de leur droit à vivre dans leur patrie historique et à disposer de leur vie et de leur avenir comme ils l’entendaient.

Notez à cet égard que les Arméniens n’étaient pas un groupe ethnique nouvellement formé aspirant à l’indépendance, mais un peuple avec une longue tradition étatique et une civilisation antique.

Pendant les décennies qui ont suivi le génocide, on continue à faire disparaître en Turquie, de manière systématique, les traces de la présence arménienne sur leur terre ancestrale et les vestiges de leur civilisation.

Et si aujourd’hui nous condamnons, à juste titre, la destruction par les fondamentalistes dans les différentes parties du monde de monuments historiques, nous aurions dû condamner de la même façon et avec la même fermeté la destruction de toute une civilisation vieille de plusieurs millénaires, avec sa population et son patrimoine matériel et immatériel.

Imaginez la situation des Arméniens rescapés du génocide dont un grand nombre est resté apatride jusqu’aux années 40-50 du siècle dernier.

De nos jours, près des trois quarts des Arméniens vivent à l’étranger, dans des traditions, cultures et croyances les plus variées. Partout où ils vivent, les Arméniens déploient des efforts considérables pour préserver leur identité et réclamer leurs droits qu’ils ont perdus du fait du génocide.

Une reconnaissance importante pour l’humanité

Il est regrettable de constater que la communauté internationale n’a pas tiré les leçons du génocide des Arméniens, qui a été longtemps oublié et est resté non reconnu et non condamné. Dans le cas contraire, on aurait pu éviter que se reproduisent des crimes de masse de cette nature dans l’histoire de l’humanité.

Je reste convaincu que la reconnaissance du génocide des Arméniens est aussi importante pour l’humanité dans son ensemble qu’elle l’est pour les Arméniens eux-mêmes : en premier lieu par rapport à la question des valeurs universelles, en second lieu par rapport à la question de la prévention de tels crimes. C’est en s’inspirant de ce principe que l’Arménie a fixé comme l’une des priorités de sa politique étrangère la prévention contre les génocides. À l’initiative de l’Arménie, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU adopte régulièrement depuis 2008 des résolutions sur la prévention de génocides. C’est également sur son initiative que l’Assemblée générale de l’ONU adoptera en 2015, l’année du centenaire du génocide des Arméniens, une résolution déclarant le 9 décembre Journée internationale de commémoration des victimes du crime de génocide, d’affirmation de leur dignité et de prévention de ce crime.

Aussi, la question de la reconnaissance du génocide soulevée par les Arméniens devant la communauté internationale et la Turquie intègre-t-elle plusieurs paramètres : le devoir de mémoire, la prévention de tels crimes à l’avenir, l’impossibilité qu’ils se répètent et l’élimination des conséquences du génocide.

Après un demi-siècle de silence, dans les années 1960-1970, le monde a commencé à parler de nouveau du génocide des Arméniens. L’Uruguay fut le premier pays à le reconnaître officiellement en 1965. Aujourd’hui de nombreux États du monde et organisations internationales reconnaissent le génocide des Arméniens. C’est le cas notamment de la France, de la Russie, des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Italie, du Vatican, de la Suisse et, dans le monde arabe, du Liban et de la Syrie. Leur nombre grandit d’année en année.

Ne pas jouer « à la diplomatie »

Aujourd’hui la communauté internationale dans son ensemble n’a aucun doute sur la réalité du génocide. Dans le même temps, il est inadmissible cependant que la reconnaissance du génocide des Arméniens soit considérée d’un point de vue d’intérêts économiques et politiques conjoncturels avec Ankara. Dans ces conditions, nous ne pouvons pas d’un côté lutter ensemble et de manière efficace contre toute forme de xénophobie, de discrimination, d’intolérance, d’antisémitisme ou de négationnisme et, de l’autre, jouer « à la diplomatie » sur la question du génocide des Arméniens avec la Turquie.

Je suis persuadé que les États et organisations internationales ayant reconnu le génocide des Arméniens ont été guidés par ces principes et nous leur en sommes reconnaissants.

Nous sommes également reconnaissants à l’égard des pays qui ont ouvert leurs portes et donné refuge aux rescapés de cette horreur.

Nous sommes reconnaissants aux missionnaires, aux médecins militaires, aux infirmières, aux diplomates, aux organisations de protection des orphelins et des réfugiés arméniens rescapés du génocide, à nos frères de malheur : aux Grecs, aux Assyriens, aux Yézidis, aux Juifs ainsi qu’aux familles et individus turcs, kurdes, arabes qui ont, souvent au risque de leur vie et de leur sécurité, tendu une main et sauvé nombre d’Arméniens.

Ne reste pas moins problématique la position des gouvernements turcs successifs qui consiste à éviter toute reconnaissance du génocide des Arméniens et à mener une politique négationniste au niveau de l’État.

Aujourd’hui, la communauté internationale, des personnalités politiques et publiques dont de nombreux intellectuels et membres de la société civile turcs élèvent leur voix en faveur de la reconnaissance du génocide des Arméniens, espérant que les autorités turques, entendant les voix qui montent de l’intérieur même de leur société, feront face aux pages les plus tragiques de leur histoire pour les tourner définitivement un jour.

Le crime de génocide est imprescriptible. La reconnaissance du génocide des Arméniens par la Turquie et l’élimination de ses conséquences constituent une garantie de sécurité pour l’Arménie et le peuple arménien, ainsi que pour la région.

Nous ne pouvons pas oublier le génocide des Arméniens ni nous résigner à subir ses conséquences. Nous ne pouvons pas ignorer les souffrances endurées par les victimes et les rescapés : nous devons assurer pour leurs descendants un avenir de sécurité et de dignité.


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commentaires (1)

Une tragédie, un crime contre l'humanité. La Turquie moderne restera un état barbare, indigne de frapper aux portes de l'Union Européenne jusqu'au jour où comme les Allemands bien avant eux, les Turcs admettront la honte de ce crime monstrueux et paieront le prix du sang . Comment expliquer que la Turquie, pourtant défaite aux côtés de l'Allemagne ait réussi à escamoter cet épouvantable épisode de l'histoire? Comment peut-on tolérer que le gouvernement d'Erdogan se permette de menacer les pays qui reconnaissent enfin ce massacre, qui donnent enfin un visage aux 1'500'000 pauvres innocents, femmes, enfants, vieillards. Quand la Turquie versera-t-elle un minimum de dédommagement matériel aux survivants de cette civilisation qu'ils ont quasiment anéantie dans une cruauté qui défie l'entendement. Mon respect, mon amitié et mon admiration pour leur résilience vont aux descendants de ces martyrs qui sont aujourd'hui nos compatriotes arméniens du Liban. Nous sommes bien faibles et vulnérables aujourd'hui, mais le peu de protection et de dignité que nous pouvons leur offrir, ils le méritent.

El moughtareb

00 h 13, le 25 avril 2020

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Commentaires (1)

  • Une tragédie, un crime contre l'humanité. La Turquie moderne restera un état barbare, indigne de frapper aux portes de l'Union Européenne jusqu'au jour où comme les Allemands bien avant eux, les Turcs admettront la honte de ce crime monstrueux et paieront le prix du sang . Comment expliquer que la Turquie, pourtant défaite aux côtés de l'Allemagne ait réussi à escamoter cet épouvantable épisode de l'histoire? Comment peut-on tolérer que le gouvernement d'Erdogan se permette de menacer les pays qui reconnaissent enfin ce massacre, qui donnent enfin un visage aux 1'500'000 pauvres innocents, femmes, enfants, vieillards. Quand la Turquie versera-t-elle un minimum de dédommagement matériel aux survivants de cette civilisation qu'ils ont quasiment anéantie dans une cruauté qui défie l'entendement. Mon respect, mon amitié et mon admiration pour leur résilience vont aux descendants de ces martyrs qui sont aujourd'hui nos compatriotes arméniens du Liban. Nous sommes bien faibles et vulnérables aujourd'hui, mais le peu de protection et de dignité que nous pouvons leur offrir, ils le méritent.

    El moughtareb

    00 h 13, le 25 avril 2020

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