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Moyen-Orient - Analyse

Libertés en quarantaine : jusqu’où aller pour maîtriser le coronavirus ?

Tour à tour, les pays du monde entier improvisent dans l’urgence des plans d’action contenant des mesures restrictives plus ou moins strictes afin d’endiguer la pandémie. Un défi historique qui interroge les valeurs au fondement des sociétés.

Une femme traversant une rue vide hier à Miami. Carlos Barria/Reuters

Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour endiguer la pandémie du Covid-19 ? Comment restreindre les déplacements, imposer une distanciation sociale, fermer les écoles et les universités… sans porter atteinte aux libertés individuelles ? Comment trouver ce juste équilibre entre la protection du groupe et le respect de chacun ? Des interrogations qui reflètent la portée historique du moment, renvoyant chaque société à des questionnements éthiques et philosophiques qui, s’ils sont débattus depuis des siècles, se posent aujourd’hui dans un contexte inédit – à l’échelle de la planète et de manière simultanée.

Dans l’urgence, et en l’absence de coordination internationale, chaque pays a improvisé ces derniers mois ses propres réponses face à la crise en fonction de son cadre légal, de sa tradition sanitaire et de son contexte propre. La Chine, pays épicentre de l’épidémie, entre en guerre contre le coronavirus en janvier au moyen d’une quarantaine généralisée et d’un système de surveillance strict : la province de Hubei puis l’ensemble du pays sont mis à l’arrêt.

De février à mars, les démocraties occidentales comme les régimes autoritaires prennent progressivement la mesure du problème. L’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, les États-Unis et la France annoncent la fermeture progressive des écoles et des universités, l’arrêt des déplacements non nécessaires et la mobilisation des moyens politiques, parfois militaires, pour lutter contre le virus.

L’Iran, principal foyer du Covid-19 au Moyen-Orient, reconnaît l’ampleur du problème en février après une période de démenti et met en place son lot de recommandations.


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Tentation autoritaire

Applications mobiles, drive-in ou cabines téléphoniques de dépistage… : la Chine, les États-Unis, la Corée du Sud et d’autres pays ont tenté de dépasser les stratégies traditionnelles de confinement vieilles de plusieurs siècles en appliquant au domaine de la santé les outils technologiques courants dans beaucoup de secteurs, de la banque au commerce. La relative efficacité de la Chine ou de Singapour à enrayer l’épidémie conforte les certitudes scientifiques : l’état de confinement, la distanciation sociale, comme seul remède au mal.

Avec aujourd’hui plus de 250 000 personnes atteintes et 10 000 morts à travers le monde, ces politiques qui impliquent une grande discipline semblent essentielles. Elles se fondent sur plusieurs courants philosophiques qui nuancent l’idée de liberté parfois portée au rang de valeur suprême. Les moments de crise collective, pour Montesquieu, ou encore notre responsabilité vis-à-vis d’autrui, pour Levinas, précèdent les libertés individuelles. « Ce virus nous rappelle que la santé est la condition première de notre liberté », résume la philosophe Corine Pelluchon citée par le site d’information suisse Le Temps.

Mais la fascination du succès chinois, qui s’est fait au prix de violentes atteintes aux libertés, sous-tend un questionnement sur la tentation autoritaire des pays qui vont plus loin en imposant des restrictions par la force ou en mobilisant des technologies de pointe afin de systématiser les moyens de contrôle et de surveillance. Les « casques intelligents » permettant à la police chinoise de scanner la température des passants resteront comme l’image forte de cette mise au pas des technologies au service d’une police de la santé. En Italie, les opérateurs téléphoniques, représentés par l’Association des télécoms, se mettent à disposition des autorités pour collecter les données de géolocalisation de la population, et ainsi retracer l’itinéraire des personnes infectées. Aux États-Unis, des compagnies telles que Clearview A.I. Inc. ou K Health Inc. mobilisent des techniques de lutte contre le terrorisme – collecte des données et reconnaissance faciale – en vue de développer de nouveaux outils contre le virus. Certains médias américains indiquent que Google et Facebook seraient en discussion avec le gouvernement afin d’utiliser le système de géolocalisation des téléphones dans la lutte contre le Covid-19. En Israël, le gouvernement a déjà autorisé les services de renseignements à suivre les victimes de coronavirus en utilisant leurs données cellulaires. Au-delà de savoir s’ils sont efficaces, ces dispositifs extrêmes soulèvent la question des limites à mettre aux moyens mis en place pour protéger les libertés individuelles.


Exemple libanais

L’implication du secteur privé révèle également un élément important des développements actuels : un continuum entre la lutte contre le terrorisme et les moyens envisagés pour lutter contre le coronavirus. Guerre, invasion, front : la terminologie et l’imaginaire de l’épidémie empruntent au registre militaire. La pandémie renouvelle un discours plus ancien, celui d’un état d’urgence justifiant une restriction des libertés, des moyens exceptionnels et une militarisation prolongée. « La pandémie est nouvelle, mais la tendance des gouvernements à étendre leurs pouvoirs en temps de crise, elle, ne l’est pas », résume Isabel Linzer. Pour être porteuses de sens auprès des peuples, ces politiques doivent souvent s’ancrer dans une narration nationale et un contexte de guerre qui, aujourd’hui, passe par une « renationalisation du coronavirus », selon les termes de Guillaume Le Blanc, philosophe et écrivain interrogé par France Culture. C’est le discours de Donald Trump qui assimile le virus à un corps étranger venu de l’extérieur ou d’Emmanuel Macron qui déclare la France en état de guerre.

Si le renforcement des pouvoirs et la restriction des libertés est un risque partout, ils se jouent de manière différente en fonction des pays. Au Moyen-Orient, alors que la plupart des États sont autoritaires ou faillis, le risque est que la crise renforce ces caractéristiques.

Les démocraties occidentales disposent de plus de recours, juridiques ou autre, afin de faire pression ou obtenir justice. « La vigilance est de mise partout, mais, dans certains cas, la surveillance s’ajoutera à des régimes autoritaires qui pratiquent la censure, mettant en danger les individus qui tenteront de prendre la parole à un moment où l’accès à une information libre est pourtant crucial pour la santé publique », note Isabel Linzer, du centre de recherche Freedom House à Washington. Les États naviguent donc entre un discours dissuasif et des mesures disciplinaires, entre la persuasion des mots et la contrainte par la force, afin de répondre à une question : comment convaincre une population majoritairement non malade et sans symptômes de s’astreindre au confinement au nom d’un mal invisible ? La réponse soulève une problématique universelle, celle des valeurs qui fondent une communauté, particulièrement de la place qu‎’y occupe la notion d’altruisme, seule capable de contourner le dilemme de l’atteinte aux libertés au nom de l’intérêt général. Les discours politiques et les campagnes pédagogiques en sont la preuve : la mobilisation citoyenne fondée sur une forme d’altruisme est à la fois la formule la plus efficace sur le plan de la santé publique, la plus protectrice des libertés, et en même temps la plus difficile à maîtriser. Le cas libanais où le manque de confiance dans le gouvernement a poussé la population à anticiper les mesures du gouvernement en prenant l’initiative d’un confinement spontané et en organisant une mobilisation solidaire en est peut-être l’exemple ultime : les sociétés qui ne comptent pas sur la protection de leurs dirigeants, mais qui sont encore animées par des valeurs d’altruisme, où le souci de l’autre a su coexister avec une forme moderne d’individualisme, auront peut-être un message riche d’enseignement à communiquer au reste du monde en ces temps inédits.


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commentaires (1)

Primum Vivere , Deinde Philosophari ! Précepte indispensable , il n'y aura pas de liberté dans la mort !

Chucri Abboud

00 h 42, le 22 mars 2020

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Commentaires (1)

  • Primum Vivere , Deinde Philosophari ! Précepte indispensable , il n'y aura pas de liberté dans la mort !

    Chucri Abboud

    00 h 42, le 22 mars 2020

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